Amandine/la coéquipière - Chapitre 33

Auteur : ratchetandyann

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XXXIII
5 années plus tard


Souvent des bandits se tenaient en embuscade dans les ruines de la vieille cité, au carrefour des quatre chemins, elle se dit que ce matin, ils devaient être trois.
Elle n’était pas certaine que ce fût la magie qui lui disait cela ou simplement l’habitude qu’elle avait des bois et l’instinct du danger propre à tous ceux qui avaient réussi à devenir adulte dans les Pays d’Hiver. Mais à l’instant où elle tirait sa bride, non loin des premiers murs en ruine, où elle savait qu’elle serait dissimulée à la fois par le brouillard d’automne et par la lumière glauque du matin, juste en bordure de la forêt, elle remarqua que le crottin de cheval, dans le creux du chemin d’argile, était encore frais, épargné par la givre qui ourlait les feuilles couvrant le sol alentour. Elle lut également le silence qui régnait sur les ruines au-devant d’elle : pas le moindre bruissement de pattes de lapin sur le tapis jaunes des genêts qui dévalaient la pente de la colline, là où était dressée la vieille église, l’église consacrée aux Douze Dieux adorés par les anciens Rois. Elle devinait la senteur de fumée qui s’élevait d’un feu caché dans les décombres de ce qui, jadis, avait été l’auberge du carrefour, mais des hommes honnêtes s’y seraient rendus tout droit, laissant leurs traces sur la voile de rosée qui recouvrait les herbes. La jument blanche de la jeune femme, Pleine Lune, dressa ses longues oreilles en percevant l’odeur des autres bêtes, et elle chuchota à l’oreille de sa jument pour lui intimer le silence tout en caressant sa crinière en désordre. Mais ce n’est qu’après avoir relevé tous ces signes qu’elle vit enfin les hommes.
Sous la cape protectrice d’ombre et de brouillard, elle se figea dans le silence, telle une perdrix se fondant dans le brun des taillis. A vrai dire, elle évoquait vraiment une perdrix, sombre, menue, quasi invisible dans ses plaids ternes des pays du nord ; fine, ramassée, dure comme les racines d’une bruyère des landes. Après un moment de silence, elle tissa une corde magique de brume et la lança vers le chemin, en direction des ruines sans nom.
Elle avait su faire cela depuis son adolescence, avant même qu’Emeraude, le mage-errante, lui ait enseigné le pouvoir. Depuis cinq ans, elle vivait dans les Pays d’Hiver et elle savait humer le danger. Les ultimes oiseaux de l’automne, givres et corneilles, auraient dû voleter dans le lacis brun du lierre qui dissimulait à demi les ruines de l’auberge, mais tout était silencieux. Un instant s’écoula encore et elle perçu le relent des chevaux, et celui, plus aigre et répugnant, des hommes.
Un des bandits devait se trouver dans le moignon de la vieille tour qui commandait les chemins du sud et de l’est, seule trace des défenses de la ville en ruine, du temps qui prospère où la loi du Roi lui avait donné tous les moyens d’être défendue. Les bandits se cachaient toujours là. Il y en avait un second, devina-t-elle, derrière les murailles de l’ancienne auberge. Un instant plus tard, elle sentit la présence du troisième, qui épiait la croisée des chemins, dissimulé dans un taillis jaune d’épinettes grenues. La magie lui apporta la puanteur de leurs âmes : vieilles cupidités, souvenirs ignobles et amoureusement gardés de viol ou de meurtres qui avaient brièvement jeté l’éclat du pouvoir dans des existences largement divisées entre la souffrance physique que l’on endurait et celle que l’on infligeait. Elle avait vécu dans les Pays d’Hiver depuis sa naissance et elle savait que ces hommes auraient eu bien du mal à ne pas être ce qu’ils étaient. Avant de pouvoir tisser les sorts qu’elle allait jeter sur leurs esprits, elle dut écarter à la fois la haine et la pitié qu’elle éprouvait à leur égard.
Sa concentration s’accentua encore. Elle remua judicieusement le terreau de leurs souvenirs, chuchotant à leurs esprits émoussés la lourde lassitude des hommes qui trop longtemps ont veillé. Si l’illusion et la Limitation n’était pas correctement soudées, ils pourraient la voir dès qu’elle se déplacerait. Puis, elle invoqua une arme qui apparut aussitôt dans sa main, réajusta sa petite laine sur ses épaules et, respirant et bougeant à peine, elle fit avancer Pleine Lune en direction des ruines.
Du début à la fin, elle ne vit pas l’homme dans la tour. A travers l’écran de feuillage roussissant d’un buisson d’aubépine, elle entrevit deux chevaux à l’attache derrière l’un des murs écroulés de l’auberge, leurs naseaux soufflant deux jets blancs dans l’air froid de l’aube. Un instant plus tard, elle découvrit l’homme accroupi derrière les pierres effondrées, costaud, vêtu de vieux cuir graisseux. Jusqu’alors il avait surveillé le chemin, mais il bougea soudain et se mit à jurer ; il baissa les yeux et se mit à se gratter l’entrejambe avec vigueur, l’air irrité, mais sans manifester de surprise. Et sans voir la jeune femme quand elle passa devant lui, tel un fantôme. Le troisième bandit, en selle sur un cheval noir efflanqué entre un angle de muraille et un bosquet de bouleaux broussailleux, se contentait de regarder devant lui, perdu dans les songes qu’elle avait projetés.
Elle était exactement en face de lui lorsqu’une voix de gamin retentit sur le chemin qui venait du sud :
- ATTENTION !
La jeune femme prépara son arme à l’instant où le bandit se réveillait en sursaut. Il la vit et gronda un juron. A la limite de son champ de vision, elle devina des sabots qui tambourinaient sur le chemin, venant droit sur elle ; l’autre voyageur, se dit-elle avec irritation, celui qui, en toute bienveillance venait d’arracher le bandit à sa transe. A l’instant où l’homme fondait sur elle, elle eut l’image d’un jeune homme surgissant de la brume, volant sans nul doute à son secours.
Le bandit était armé d’une épée à lame courte, et il frappa du plat, dans l’intention de la désarçonner sans lui faire de mal afin de pouvoir la violer ensuite. Elle feinta de son arme pour qu’il lève son épée, puis riposta. Elle riva ses jambes contre les flancs de Pleine Lune à l’instant où son arme, tranchante comme l’acier, s’enfonça dans le ventre de l’homme. Le cuir était dur, mais il n’avait pas de cotte de mailles dessous. Elle dégagea l’arme tandis que l’autre se recroquevillait en hurlant, griffant les airs de ses mains. Les chevaux dansèrent et se cabrèrent tandis que se rependait l’odeur du sang chaud. Avant même que l’homme se soit effondré dans la boue, elle avait lancé sa monture, galopant à l’aide de son chevalier errant qui venait d’engager un combat aussi maladroit que désespéré avec le bandit qui était jusqu’alors resté dissimulé derrière la muraille d’enceinte.
Son “sauveur“ était handicapé par sa longue cape de velours rubis qui venait s’entortiller autour de la garde ouvragée de son épée. A l’évidence, son cheval était mieux entraîné et plus habitué que lui à la bataille, car seules les manœuvres du grand alezan expliquait que le garçon n’eût pas été tué sur place. Le bandit, qui avait sauté de selle au premier cri d’avertissement du garçon, l’avait repoussé dans les bosquets de noisetiers qui étaient denses parmi les ruines des murs de l’auberge. Comme la jeune femme lançait Pleine Lune dans la mêlée, la cape s’accrocha aux branches basses et il fut arraché de façon ignominieuse à sa selle à la première embardée du cheval. En se servant de son bras droit comme un pivot elle lança une lame de couteau, auparavant sorti de sa manche, vers le bras armé du bandit. Il fit tourner son cheval pour lui faire face. Elle entrevit ses petits yeux porcins sous la visière de sa calotte de fer. Derrière elle ; son premier assaillant hurlait encore. A l’évidence, le second n’était pas de taille, car après avoir esquivé le premier coup de la jeune femme, il frappa en direction de la tête de Pleine Lune, la faisant reculer. Puis il détala vers le chemin, ne désirant pas affronter une arme plus longue que la sienne, ni se soucier de son camarade qui avait eu cette malheureuse idée.
Dans les fourrés de bruyère, il y eut un fracas bref lorsque l’homme qui était resté en embuscade dans la tour s’enfuit dans la brume. Ensuite, le silence revint, entrecoupé des sanglots rauques et gargouillants du bandit à l’agonie.
Légère, elle mit pied à terre. Son jeune “sauveur“ se débattait encore dans les broussailles, comme une herminé piégée, à demi étranglé par la bride parée de bijoux de sa cape. Elle se servit du plat de son bâton pour lui arracher son épée courte du poing avant de démêler les plis de velours. Il frappa les mains, comme s’il chassait une guêpe. Puis il parut la voir pour la première fois et s’arrêta net, fixant sur elle le regard myope de ses grands yeux gris.
Après un long moment de stupéfaction silencieuse, il s’enfuit en courant par le chemin du sud. La jeune femme leva une main en l’air comme pour l’arrêter mais il était déjà loin. Elle sourit.
Derrière elle le bandit agonisait toujours. Elle s’avança vers lui et planta son bâton pour l’épargner de souffrances trop atroces. Puis elle murmura entre ses lèvres :
- Ca y est… Je suis de retour.
Ensuite, dans un sourire, elle enfourcha sa monture et partit au triple galop vers le nord.



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