Auteur : Arayn
Le système Terachnos était en état d'alerte depuis bientôt une semaine. Comme les attaques semblaient plus fréquentes autour de la Bordure, le monde natal des Terachnoïdes était l'un des centres névralgiques les plus exposés de la galaxie, après Kortog. Des patrouilles quadrillaient le système en permanence. Sur l'orbite des quatre planètes, les stations placées aux points Lagrange avaient vu leur sécurité renforcée par de multiples mesures de contrôle. Le début de la guerre avait été fulgurant, et l'existence des Lokis n'était connue que depuis la veille. Les appareils servant à les détecter étaient encore trop lents, encombrants et faillibles pour garantir une sécurité maximale. Pollyx Industries travaillait d'arrache-pied à l'élaboration de meilleurs détecteurs, mais les attaques de Lokis gagnaient en intensité à mesure que leurs effectifs montaient.
À bord de l'une des stations d'Ardanna, une planète gelée aux limites du système, principalement habitée par des compagnies minières, l'équipe de sécurité venait de terminer l'inspection quotidienne. Le Terachnoïde responsable de la tour de contrôle patientait, attendant que l'équipe finisse d'embarquer dans leur navette pour leur donner l'autorisation de décoller. Cependant, son attention fut attirée par le radar, qui signalait une sortie d'hyperespace non loin de la station. Le télescope spatial se braqua immédiatement sur le vaisseau. Il s'agissait d'une navette d'évacuation, de conception markazienne. L'appareil paraissait en mauvais état : sa coque blanche était noircie par de multiples impacts, et une épaisse fumée émergeait de l'un des réacteurs, alors qu'elle commençait à dériver lentement, entraînée par l'impulsion du passage en vitesse subluminique. Perplexe, il zooma sur la coque endommagée, et put distinguer un logo à moitié effacé et rendu illisible par les traces de combat. En fait, ce vaisseau paraissait à l'abandon, et aucun signe d'activité n'en provenait.
- Station ARD-L2, à navette inconnue, identifiez-vous ! émit-il sur la fréquence générale.
Aucune réponse. Comme l'équipe de sécurité était encore sur la station, il décida de leur demander de faire un détour par cette navette. Qu'est-ce qui avait bien pu se passer ?
***
Griffin Odyxon se pencha sur le corps. Un Markazien. Quarante-sept ans. Marié, trois enfants, et gardien de musée depuis huit ans. En fait, il n'avait jamais croisé personne travaillant dans un musée depuis plus de huit ans, étant donné que Tachyon les avaient tous fermés ou démolis et qu'ils n'avaient commencé à rouvrir qu'après sa chute.
L'inspecteur Terachnoïde fit soigneusement le tour du cadavre, le regardant à travers les capteurs de ses lunettes. Aucune blessure visible, mais de longues traînées de sang encore humide coulaient de son nez, ses oreilles et sa bouche, grande ouverte. Il espérait que le médecin légiste pourrait lui en dire plus après l'autopsie.
Il reporta son attention sur l'autre partie de la scène de crime : le piédestal où siégeait quelques heures plus tôt le Dimensionnateur. Le cylindre en verracier de quinze centimètres d'épaisseur qui le protégeait avait été réduit en miettes, et formait un tas parfaitement rond autour du présentoir. Griffin se dit que l'épaisse porte blindée de l'aile sécurisée, située au fond du couloir, devait avoir volé en éclats de la même manière. Il ignorait encore quel genre d'appareil les malfaiteurs avaient utilisé pour accomplir une telle destruction, mais le fait qu'aucune alarme ne se soit déclenchée l'inquiétait encore plus, d'autant qu'ils étaient entrés et sortis sans problème par la porte principale.
Alors qu'il tortillait machinalement sa moustache en réfléchissant, le médecin légiste vint à sa rencontre.
- J'ai terminé, dit le Tharpod.
- Alors, comment est-il mort ?
- Tous ses organes ont été broyés de l'intérieur, répondit-il en le guidant jusqu'au corps, qui se faisait scanner par un robot chargé de simuler le meurtre. Il est mort en moins d'une minute, par multiples hémorragies internes et suffocation.
- C'est moche. Une idée de l'arme utilisée ?
- Je n'ai que peu de pistes. Le corps ne porte aucune marque externe indiquant une exposition à un rayonnement particulier, et mon scanner n'a révélé aucune trace d'empoisonnement.
- Vous pensez qu'un poison est capable de faire ça ?
- Je pense plutôt à un virus technologique. Un essaim de Nanotechs reprogrammé pourrait arriver à ce résultat. Réussir un tel piratage demanderait des compétences possédées par une poignée d'individus dans la galaxie, mais techniquement, il serait possible d'initier une procédure de destruction de l'organisme à distance. Cependant...
Le médecin lui montra une tablette sur laquelle s'affichait une reconstitution de l'intérieur du corps. Si l'image avait été en couleurs, Griffin en aurait rejeté son petit-déjeuner.
- On l'a passé dans un mixeur ! s'exclama-t-il.
- En effet, répondit très sérieusement le Tharpod. Ses organes n’ont pas seulement été endommagés, on les a détruits, déchiquetés. C'est un travail brutal, un essaim de Nanotechs aurait du mal à arriver à un tel résultat, encore moins en quelques minutes.
- Ce qui ne laisse qu'une autre solution.
- Si vous pensez à une arme, je peux vous assurer que...
- Ce n'est pas une arme. Une manipulation télékinésique pourrait produire ce résultat. Le hic, c'est que la seule personne que je connaisse qui pratique ce genre de tours est en train de croupir dans une cellule à Vartax.
- Vendra Prog ?
L'inspecteur opina du chef. Il y avait bien une autre solution, mais il préférait éviter de conclure trop rapidement que des Lokis se trouvaient à Meridian City.
- Ce sont peut-être des Lokis, risqua de nouveau le Tharpod.
- Peut-être bien, répondit-il en grinçant des dents. Espérons que non.
Son interrogatoire avec les Cragmites, deux jours plus tôt, était classé confidentiel, mais l'existence des parasites aux pouvoirs psychiques s'était répandue comme une traînée de poudre. Des moyens de détection étaient à peine en début de développement, et le manque croissant de ressources, dû aux dizaines d'attaques sur les planètes minières des différentes industries de la galaxie, ne faisait qu'entraver le développement de nouvelles mesures de contre-offensive.
- Si vous voulez bien vous écarter, annonça le robot simulateur, la reconstruction virtuelle du crime est prête. Veuillez noter que l'objectif de ce protocole de simulation est de fournir des informations basées sur les indices présents sur le lieu du crime et les probabilités de déroulement des évènements susnommés. Aucune donnée ne pourrait servir de preuve tangible conduisant à la conclusion de l'enquête sans avoir été préalablement vérifiée.
- On connaît la chanson, dit Griffin. Vas-y.
- Le meurtre a eu lieu il y a environ huit heures, entre une heure dix et une heure seize du matin. Lancement de la simulation.
Le robot se dressa, droit comme un piquet. De sa poitrine sortit un projecteur holographique. La simulation se matérialisa et se superposa à la scène de crime. Le gardien, ou plutôt sa reconstitution fantomatique, se dirigeait lentement vers la porte blindée, une lampe de poche dans une main et l'autre main sur son pistolet, toujours rangé dans son holster. La porte explosa, projetant des débris dans toutes les directions. Le gardien s'arrêta brusquement et s'accroupit pour éviter d'être touché, puis se releva, le pistolet dégainé. Ses lèvres bougèrent, mais la simulation ne permettait pas de retranscrire le son. Une seconde plus tard, le gardien fut soulevé dans les airs par une force invisible. Alors que tout son corps se tordait, une grimace d'horreur, de surprise et de douleur se succédèrent sur son visage. Il fut pris de convulsions pendant une bonne minute, avant de s'effondrer, mort, dans la position exacte où ils l'avaient trouvé, plusieurs heures plus tard.
- Revenez au moment de l'explosion de la porte, demanda Griffin au robot.
Ce dernier s'exécuta. Griffin s'avança au milieu des éclats holographiques, figés en l'air. D'après leurs trajectoires, la porte avait subi une puissante force concentrée en un seul point, comme une bombe.
- Une idée de l'explosif utilisé ?
- Je suis navré, répondit le robot, mais les débris de la porte ne comportent aucune trace d'explosifs pyrocidiques, à base de plasma, d'antimatière ou autre substance permettant d'arriver à ce résultat. De plus, la victime de possède pas de mémoire musculaire permettant de savoir ce qui se trouvait derrière cet obstacle.
Effectivement, une charge explosive classique aurait laissé une empreinte carbone sur les débris et le mur. Ils avaient sûrement détruit la porte par télékinésie. Griffin fit avancer la simulation de quelques instants, juste avant que le gardien ne soit attaqué. En se rapprochant, il vit que ses yeux, bien que fixant l'entrée, bougeaient de manière régulière sur trois points. D'abord sur la droite, puis un peu plus à gauche, à la même hauteur, et encore à gauche, plus bas.
Il y avait donc probablement trois agresseurs. Deux relativement grands et un plus petit, assez minces pour marcher serrés et de front.
Griffin recula pour avoir une vue d'ensemble. Dans l'immédiat, il n'en apprendrait pas plus. Il laissa donc le reste de l'équipe s'occuper de la suite et se dirigea vers la sortie. Alors qu'il sortait sur la grande allée menant au Muséum, un taxi s'arrêta à quelques mètres devant lui. Son chef en sortit, un vieux Cazar au poil blanc et aux yeux rouges, toujours vêtu d'un long manteau et d'un chapeau à large bords en raison de sa condition d'albinos, provoquant une fragilité au soleil. Il avait donc grandi sur un monde aux nuits extraordinairement longues, avant de revenir sur une planète "normale". Griffin et lui étaient des amis de longue date.
- Alors ? demanda-t-il en le gratifiant d'une poignée de main vigoureuse.
- À moins que les Prog soient sortis de prison sans qu'on soit au courant, je pense que ce sont des Lokis qui ont fait le coup.
- J'avais peur que vous disiez cela, répondit son chef en soupirant. D'abord des Cragmites qui veulent devenir nos alliés, et maintenant des Lokis volent le Dimensionnateur...
- Je les retrouverai, dit Griffin sans hésiter.
- Je n'en doute pas, à condition qu'ils ne soient pas déjà à l'autre bout de la galaxie... J'ai ordonné à ce qu'on fouille tout ce qui essaie de quitter la planète. Si nous pouvons les empêcher de partir, nos chances de les attraper vont augmenter de manière considérable. J'aimerais que vous vous chargiez de l'enquête. Dois-je en conclure que vous acceptez ?
- Cela va de soi.
- Vous aurez besoin d'un coéquipier...
- Et vous savez ce que je vais vous répondre, dit l'inspecteur d'un ton grinçant.
- Je le sais, répondit le Cazar en souriant. Mais il faut savoir s'adapter. Vous avez bien eu une discussion amicale avec des Cragmites avant-hier.
- "Amicale" n'est pas le mot que j'emploierais, chef, conclut Griffin en grimpant dans le taxi. J'aurai besoin des enregistrements des caméras de surveillance du quartier.
- Accordé. Laissez-moi une heure.
- Je serais au poste dans vingt minutes, que ce soit prêt quand j'arrive.
La porte du taxi se referma, emmenant Griffin jusqu'au commissariat de Meridian City, que la lumière matinale commençait tout juste à éclairer.
***
À l'altitude démesurée où montaient certaines tours, les nuages se faisaient rares. Vers midi, le ciel était souvent d'un bleu éclatant, contrastant avec la brume quasi perpétuelle des quartiers industriels, situés plus près du sol. Tout y était automatisé, mais on racontait que les ouvriers de maintenance étaient seulement des membres d'espèces nocturnes, capables de rester des semaines sans voir la lumière du jour. Le Président Wencalas, du haut de l'immense tour présidentielle, fixait les profondeurs de la ville. Même lui ne pouvait être totalement sûr que cette rumeur était fausse.
Il fut tiré de ses pensées lorsque la double porte de la salle de réunion s'ouvrit en grand, laissant passer la Grande Amirale Apogée et Quartus Héllion, le responsable du Département d'Exolinguistique, un vieux Terachnoïde aux sourcils broussailleux, vêtu d'une robe de sage traditionnelle, violette et verte, telle qu'on en voyait dans les manuels d'Histoire.
- Vous êtes ponctuels, dit-il en les saluant. Asseyez-vous, je vous en prie.
Ils s'exécutèrent et s'assirent tous à la grande table ronde. D'ordinaire, cette table devait accueillir jusqu'à vingt-six personnes, mais comme Talwyn et Wencalas avaient un rendez-vous de l'état-major après celui-ci, ils avaient décidé de gagner du temps.
- Alors, commença le Tharpod, si j'ai bien saisi ce que résumait votre rapport, vous éprouvez des difficultés à traduire le journal de Baggog ?
- En effet, répondit le Terachnoïde. Comme vous avez pu le constater, le dossier que vous avez reçu ne contient que les premiers enregistrements. Nous essayons actuellement de retrouver la suite du récit.
- Et pourquoi était-il incomplet ? demanda Talwyn.
- À l'origine, ce texte était écrit en cragmite ancien. C'est une langue morte, que seuls quelques rares historiens cragmites pratiquent encore.
- Et vous n'avez pas réussi à le traduire entièrement ?
- Pour être exact, Madame Apogée, nous ne l'avons pas traduit. Vous n'êtes pas sans savoir qu'après sa prise de pouvoir, Tachyon a systématiquement fait détruire toutes les archives concernant le passé récent de la galaxie, en particulier l'époque de la Grande Guerre.
- Une perte terrible, confirma Wencalas. Le journal faisait partie des fichiers effacés, n'est-ce pas ?
- Pas effacé, le corrigea-t-il, caché. Toute l'histoire de l'Empire cragmite avait été jalousement conservé par Tachyon. C'est dans ses archives personnelles que nous avons déniché ce texte, mais dans sa langue originale. En fouillant dans divers sites archéologiques, sur Fastoon notamment, nous avons fini par retrouver des vestiges de la Grande Guerre. Nous avons découvert que le Centre de Recherches Avancées Lombax avait lancé de grands projets d'études de l'histoire cragmite après leur défaite. La traduction de ce journal en faisait partie. Malheureusement, la purge orchestrée par Tachyon a mis un terme à ces travaux.
- Donc ce journal à peine traduit provient de ruines Lombax, dit Talwyn. Vous sauriez traduire le reste ?
- Nous essayons. Malheureusement, nous devons travailler à partir de rien. Nous n'avons aucune référence sur laquelle nous baser, si ce n'est quelques similitudes grammaticales avec le Cragmite actuel. L'alphabet, par exemple, nous est totalement inconnu.
Il étala sur la table divers documents couverts de croquis et de schémas étranges pour illustrer ses propos. Talwyn, ne fit même pas mine d'essayer de déchiffrer ces signes et reprit la parole.
- Avez-vous essayé d'obtenir... de l'aide de nos amis Cragmites ?
- Évidemment. Mais ils m'ont fait comprendre que le Cragmite ancien était une langue sacrée pour eux, et qu'ils ne partageraient ce savoir avec personne.
- Les connaissant, ils ne parleront que de leur plein gré, soupira Wencalas.
Il laissa planer un court silence le temps de réfléchir.
- Très bien, reprit-il. Je vais allouer davantage de ressources à la traduction de ce journal. Monsieur Héllion, je vous charge de trouver les meilleurs exoscientifiques de la galaxie. La traduction est désormais votre priorité numéro un.
- Sauf votre respect Monsieur le Président, répondit le Terachnoïde, le journal de Baggog est, à l'origine, un conte cragmite qu'on racontait chez eux pour effrayer les enfants. Nous n'avons aucune preuve que les informations contenues dans ce texte sont fiables.
- Je comprends, mais c'est la seule piste que nous ayons. Jusqu'à-ce que nous trouvions de meilleures sources d'informations, ce journal constitue notre meilleure chance d'en savoir plus sur nos ennemis.
- Très bien. Je vous ferai parvenir une liste de candidats qualifiés pour rejoindre mon équipe.
- Dans ce cas, la réunion est terminée. Vous pouvez disposer.
Quartus Héllion rassembla ses documents, se leva et quitta la salle, laissant entrer plusieurs membres de l'état-major. D'autres officiers arrivèrent au compte-gouttes, tandis que des hologrammes s'activaient autour de la table pour que même les absents puissent participer à la réunion. Finalement, la table était pleine. Il y avait vingt-quatre amiraux : la galaxie était divisée en deux disques, eux-mêmes séparés en douze quartiers. Chacun d'entre eux était responsable d'une zone, et avait environ cinq millions de soldats sous ses ordres. Et c'était à Talwyn, la Grande Amirale, de gérer cette organisation titanesque, nécessaire pour protéger toute une galaxie.
- Bonjour à tous, dit-elle en se levant quand tout le monde fut en place. Nous avons beaucoup à faire, alors ne nous éternisons pas.
Sur son signal, les volets métalliques se refermèrent, plongeant la salle dans l'obscurité. Un hologramme de la galaxie se matérialisa au-dessus de la table ronde, et d'autres écrans apparurent devant chaque officier.
- Rapport des planètes attaquées, date décroissante, demanda-elle.
Des dizaines de points lumineux apparurent partout sur la carte. Chacun était accompagné d'un cercle, allant du jaune pour les attaques les plus anciennes au rouge pour les plus récentes. Une liste détaillée s'afficha également sur les écrans personnels.
- Comme vous pouvez le constater, la fréquence des attaques a augmenté considérablement. On en compte aujourd'hui dix à douze par jour, et ce chiffre continue d'augmenter. Quelle est la situation dans vos secteurs ?
Talwyn s'attendait à ce genre de bilan. Les soldats étaient maintenus en alerte presque en permanence, ce qui n'était bon ni pour leur moral ni pour leur santé. Les secteurs externes étaient particulièrement menacés, même avec les renforts déplacés des secteurs du Noyau. Elle fit en sorte de leur allouer des troupes supplémentaires. Sasha lui avait promis de lui envoyer des régiments de Rangers, mais organiser un déplacement massif de troupes depuis Solana alors que des rapports mentionnaient des vaisseaux Lokis aux frontières de la galaxie voisine n'était pas une mince affaire. Elle fit le tour des rapports et des besoins des différents secteurs. En arrivant à l’amiral qui gérait le secteur Vela, une Cazare âgée à la fourrure couleur ébène, cette dernière se leva.
- Amirale, dit-elle, nous avons découvert il y a six heures une navette à la dérive dans le système Terachnos. Elle était fortement endommagée et aucun survivant n'a été retrouvé, mais nous avons pu déchiffrer le symbole du centre de Vartax sur la coque.
La déclaration fit s'élever de nombreux murmures dans la salle, alors qu'elle affichait un hologramme de la navette au centre de la table. Talwyn comprenait leur préoccupation : si Vartax avait été détruite, ou pire, si les prisonniers s'étaient échappés, la situation était encore plus problématique. Elle laissa le brouhaha se calmer et ordonna qu'on envoie plusieurs équipes de recherche à la dernière position connue de la station.
- Amirale, a-t-on eu des nouvelles de Ratchet et Clank ?
La question provenait de l'autre côté de la table. L’Amiral Ziering, un Markazien massif, à la mâchoire carrée et aux jointures blanchies par des années de travail. Elle le savait en colère contre elle, qui avait obtenu le grade de Grande Amirale malgré son jeune âge, mais il restait un bon soldat et respectait la hiérarchie. Cependant, il était très intéressé par les actions du duo et n'appréciait pas leur indépendance.
- J'ai reçu un message de Ratchet il y a deux jours, répondit-elle, quelques heures après le retour du Vigilant. Son vaisseau est actuellement endommagé, mais il assure qu'il a trouvé un moyen de contrecarrer l'offensive des Lokis et qu'il pourra le rapporter ici dans environ cinq jours.
La bonne nouvelle eut l'effet escompté, et les officiers se détendirent. Maintenant que les affaires fâcheuses avaient été abordées, ils pouvaient passer au réel débat.
Il leur fallut presque deux heures pour se mettre d'accord sur la stratégie à adopter. Talwyn leur communiqua plusieurs plans qu'elle avait élaborés avant la réunion. Le président arbitrait les décisions sur le plan économique. En effet, les ressources se faisaient plus rares depuis que les Lokis s'étaient mis à attaquer les avant-postes miniers, un peu partout la galaxie. Plusieurs voies commerciales avaient été coupées et des dizaines de planètes devaient puiser dans leurs réserves. D'avantage de vaisseaux devaient être assignés à l'escorte des convois marchands et à la protection des avant-postes. Lorsque chaque amiral eut reçu ses directives, elle mit fin à la réunion. Les hologrammes se désactivèrent, les volets s'ouvrirent et les officiers quittèrent la salle.
Talwyn partit en direction son bureau. Elle avait rendez-vous avec le chef de la police dans à peine dix minutes. Une fois arrivée, elle sortit de son bureau un sandwich qu'elle avait préparé la veille. Il était froid et avait peu de goût, mais son emploi du temps ne lui permettait pas vraiment de se rendre au restaurant des ambassades. En se laissant tomber dans son fauteuil, elle laissa son esprit dériver en mastiquant son repas. Quelques minutes plus tard, quelqu'un sonna à sa porte. Elle rangea précipitamment le reste du sandwich dans un tiroir et s'essuya les mains.
- C'est ouvert ! dit-elle.
Le commissaire entra. Il avait laissé son chapeau et son long manteau dans l'entrée. Le vieux Cazar dirigeait déjà la police de Meridian City au temps de Tachyon. Il connaissait le père de Talwyn, et avait même vu sa fille lorsqu'elle n'était qu'une enfant. Elle était malheureusement trop jeune pour s'en souvenir.
- Amirale Apogée, la salua-t-il d'un ton formel.
- Commissaire Meryl, répondit-elle en serrant la main qu'il lui tendait. Installez-vous.
- Nous ne nous étions pas vus depuis longtemps, commenta-t-il en s'asseyant. Comment se porte la galaxie ?
- Pas très bien, j'en ai peur. Les attaques se multiplient, nos ennemis aussi. Si nous ne mettons pas au point une contre-offensive rapidement, nous serons tout simplement submergés. Mais vous avez bien assez à gérer dans cette ville pour vous préoccuper de la galaxie ! De quoi vouliez-vous me parler ?
- De deux choses. D'abord, vous êtes sûrement au courant pour le vol du Dimensionnateur au Muséum ?
- Oui, un rapport le mentionnait ce matin.
- Nous ne sommes que deux à savoir que ce n'est pas le vrai dispositif. Pensez-vous que l'information a fuité ?
- Si c'était le cas, il ne se seraient pas donné du mal pour voler un faux.
- Certes, mais le but est peut-être seulement de provoquer la panique.
- Pourquoi cela ? Vous avez une idée du coupable ?
- J'ai mis l'inspecteur Odyxon sur cette affaire. Il a vite conclu que des Lokis avait fait le coup.
- Des Lokis ? s'exclama-t-elle. Il ne manquait plus que ça.
- Je ne vous le fait pas dire. J'ai alloué toutes les ressources possibles à l'enquête, mais Odyxon veut travailler seul. Je me disais que si on lui assignait un coéquipier qui ne venait pas du commissariat, peut-être qu'il se montrerait plus enclin à travailler en duo.
- Vous suggérez que je lui envoie un soldat ?
- Une bonne connaissance de Meridian City serait idéale, bien sûr. Un ancien flic, peut-être.
- Je devrais pouvoir trouver un bon profil. Mais pourquoi tenez-vous à ce qu'il soit accompagné ?
- Question de sécurité. Si des Lokis se promènent en ville, ils risquent de s'en prendre à lui s'il vient fouiner dans leurs affaires. Ce qui m'amène au second sujet que je devais traiter avec vous... Pourrais-je... ?
Il pointait la table holographique. Talwyn lui donna immédiatement l'accès. Le commissaire de connecta à l'HoloNet, et se rendit sur la page de StarLink, le réseau social le plus populaire de la galaxie. Sans savoir où il voulait venir, elle le regarda chercher parmi les fils d'actualité, jusqu'à-ce qu'il finisse sur la page d'un groupe de discussion, nommé "Les Enfants de Quantos".
- Qu'est-ce que c’est ? demanda Talwyn, perplexe.
- Un groupuscule, aussi vieux que la chute de Tachyon, quand les Fongoïdes se sont réintégrés dans le gouvernement galactique.
- Ce sont des Fongoïdes ? C'est la première fois que j'en vois sur l'HoloNet...
- C'est parce que ce ne sont pas des Fongoïdes, répondit Meryl. Ce sont des adeptes de leurs croyances, mais qui n'avaient jamais vraiment fait parler d'eux. Ce qui me préoccupe, c'est que leur nombre d'adhérents a explosé ces dernières semaines.
Il n'exagérait pas. D'après les statistiques, ils étaient passés de deux cents membres à presque dix mille depuis le début de la guerre.
- Comment l'expliquez-vous ? demanda-t-elle.
- Ils ont changé leur message. Ils prétendent que l'univers a envoyé les Lokis pour nous punir de nos "abus" technologiques.
- Par exemple ?
- Ils ciblent particulièrement l'Intelligence Artificielle et les Nanotechs. Malheureusement, le comportement des Lokis leur donne raison, vu qu'ils détruisent systématiquement tous les robots qu'ils croisent.
- Mais les Lokis s'en prennent aux robots seulement parce qu'ils ne peuvent pas les posséder ! Rien à voir avec une punition divine !
- Je sais bien, mais c'est toujours plus facile de pointer un bouc émissaire que d'affronter ses problèmes. Ce n'est pas la première fois qu'un mouvement pareil est créé. Le problème, c'est que le moment est vraiment mal choisi pour que les citoyens commencent à interpréter une guerre comme une rédemption à l'échelle cosmique. On m'a déjà rapporté une ou deux manifestations et quelques agressions à l'égard des robots.
- Je vois, répondit Talwyn en croisant les bras. Je vais vous apporter mon soutien pour éviter que la situation dégénère, mais je ne peux pas envoyer l'armée, ce serait jeter de l'huile sur le feu. En revanche, je peux engager quelques experts en informatique pour manipuler les algorithmes de diffusion sur les réseaux sociaux, cela réduira l'ampleur du mouvement.
- Ce serait un bon début, affirma-t-il. Je ne vais pas vous déranger plus longtemps, nous avons tous les deux beaucoup de travail.
- Je vous ferai parvenir les dossiers des candidats pour accompagner Odyxon.
- Parfait, dit-il en se levant. Je vous tiendrai au courant de l'avancée de l'enquête. Passez une bonne journée.
D'un pas assuré, il sortit du bureau. Talwyn soupira, puis se remit au travail. Elle avait déjà une idée du partenaire idéal pour l'inspecteur grincheux.
***
"Bonsoir, ici Stone Stonefield, et voici un Flash Info spécial Polaris.
La guerre contre les créatures parasitaires connues sous le nom de "Lokis" continue. Voici le bilan des attaques signalées aujourd’hui : Neuf avant-postes miniers de GruminNet situés dans la Bordure, ainsi que deux centres de raffinement de gélatonium du Secteur Cérulléen ont été détruits. Plusieurs planètes appartenant aux Valkyries et aux pirates de l'espace ont été les cibles d'escarmouches. Des satellites espions placés dans le secteur Khortos ont signalé la disparition de l'Arène Agorienne. Sa position actuelle est toujours inconnue, mais les organisateurs des matchs ont fait savoir que les diffusions continueraient sans interruption. Enfin, on nous a signalé la disparition du Centre de Détention de Vartax. Les Forces Défensives de Polaris ont annoncé une réorganisation des effectifs dans les secteurs de la Bordure, ainsi que l'envoi de plusieurs expéditions de recherche afin de porter secours aux disparus. On nous rapporte aujourd'hui le triste bilan de près de dix mille personnes disparues, mais les bilans sont susceptibles d'évoluer.
Nos meilleurs vœux accompagnent les familles des victimes, à qui le Fond d'Aide aux Réfugiés s'engage à verser un dédommagement et un accompagnement psychologique si nécessaire. Nous souhaitons de tout cœur que les Forces Défensives parviennent à secourir les personnes disparues et à endiguer l'invasion. D'ici là, nous vous tiendrons informés de l'avancement du conflit. Nous rappelons que vous pouvez à tout moment consulter les informations relatives à la sécurité sur la page officielle du Ministère de la Défense, dont l'adresse s'affiche dans le bandeau. En cas d'alerte, veuillez..."
Le commissaire Meryl éteignit la holovision, et l'obscurité de la nuit, bien que troublée par les lumières de la ville, envahit son appartement. Le vol du Dimensionnateur avait évidemment fait la une au journal de midi, et la panique allait être difficile à éviter, mais les agents de sécurité de Talwyn avaient bien fait leur boulot : la page des Enfants de Quantos avait été passée sous silence. Il n'aimait pas ce travail de désinformation, mais il fallait à tout prix éviter que ce mouvement ne dégénère en folie fanatique.
Il avait déjà connu ce genre de crise : après la défaite de Tachyon, huit ans plus tôt, les tensions avec les Drophydes étaient particulièrement fortes. Alors que le gouvernement essayait de rétablir la paix, de nombreuses personnes réclamaient, au mieux leur exil dans une autre dimension, au pire leur élimination pure et simple. La soif de vengeance était si grande que les ambassadeurs drophydes étaient accompagnés de plus de gardes-du-corps que le président galactique. Finalement, il fut décidé que les Drophydes seraient confinés dans une demi-douzaine de systèmes autour de leur planète mère, Zaurik. Durant plusieurs années, un blocus militaire avait gardé leur territoire, à la fois pour empêcher les Drophydes de sortir et pour éviter qu'un groupe de fanatiques viennent sur une de leurs colonies pour y faire exploser une bombe et déclencher une nouvelle guerre. Cette paix avait été un cauchemar logistique. Il avait fallu trier sur le volet les soldats ne présentant pas de risque psychologique, afin d'éviter toute attaque, et la réinsertion progressive des Drophydes dans la galaxie était aussi longue que les citoyens avaient du mal à tourner la page. D'ailleurs, on en voyait encore très peu aujourd'hui en dehors des avant-postes limitrophes.
Malheureusement, faire la paix avec les Lokis allait se révéler impossible. Ils ne semblaient vouloir que leur extermination totale. Ruminant de sombres pensées, il ouvrit le dossier des candidats potentiels pour son meilleur et plus irascible inspecteur. La dernière page était marquée, mais il prit le temps de lire tous les fichiers. Au bout de sa lecture, il se rendit compte que la recommandation de Talwyn était effectivement la meilleure candidate disponible. Elle avait servi pendant plusieurs années dans la police de Meridian City avait de s'engager dans l'infanterie. Un début de carrière assez brillant. Il fit envoyer un ordre de réaffectation. Elle serait au commissariat le lendemain matin. Satisfait, il ferma son ordinateur et prit quelques instants pour profiter de la nuit. De son balcon, il pouvait observer les hautes tours du centre-ville percer l'horizon. Il vivait à plusieurs kilomètres en périphérie, où la pollution, sonore comme lumineuse, était beaucoup moins élevée. Les nuits étaient fraîches en cette saison, mais il avait passé presque vingt ans sur une planète glaciale et obscure. Il s'allongea sur la chaise longue du balcon et se laissa bercer par le ronronnement lointain du recycleur d'air, à quelques étages au-dessus.
***
Au petit matin, Griffin se trouvait dans la salle de surveillance, au commissariat. Devant lui, une dizaine d'écrans passaient les enregistrements de toutes les caméras aux alentours du Muséum. Il fut arraché de ses réflexions quand quelqu'un frappa à la porte.
- Entrez, lança-t-il avec mécontentement.
La porte s'ouvrit sur une jeune Markazienne, aux yeux noisette et aux cheveux noirs aussi bien taillés que son uniforme de police flambant neuf. Elle avait une tablette sous le bras et une tasse dans chaque main.
- Lieutenant Keirra Eldren, se présenta-t-elle. Nous nous sommes croisés lors de l'interrogatoire. On m'envoie...
- M'assister, je sais, la coupa-t-il. Vous êtes en retard.
- Navrée, s'excusa-t-elle en s'approchant du bureau. J'ai reçu ma missive au milieu d'une patrouille dans le secteur Zarkov.
- Zarkov ? On envoie encore des patrouilles dans ce trou ?
- Justement, l'état-major craint qu'un manque de présence militaire dans ce secteur risque de pousser les Lokis à s'y installer. Café ?
Griffin examina la tasse qu'elle lui tendait. À l'odeur, il devina qu'il s'agissait d'une variété cultivée sur Potikaru, une de ses préférées.
- Volontiers, répondit-il poliment. Vous avez su pour le café dans en lisant mon dossier ?
- Non, j'ai juste une bonne intuition, dit-elle avec un sourire en coin en lui donnant la tasse. Je peux m’asseoir ?
Comme il allait être obligé de la supporter jusqu'à la fin de cette enquête, il lui désigna la chaise voisine en marmonnant une quelconque formule de politesse et s'écarta du bureau. La Markazienne s'assit et déposa ses affaires sur le bureau. Griffin se replongea dans la contemplation des écrans de surveillance.
- Vous avez lu mon rapport ? demanda-t-il distraitement.
- Oui, pendant le voyage.
- Donc vous savez qui sont les principaux suspects. Vous avez déjà vu des Lokis devenir invisibles sur le front ?
- De mémoire, jamais, et je n'ai vu aucun rapport le mentionnant. Pourquoi cette question ?
- Et bien, je n'arrive pas à retrouver les trois individus qui se sont introduits dans le Muséum.
- Vous avez les caméras de tout le quartier ?
- Oui, y compris l'entrée du bâtiment.
Keirra se pencha vers l'écran. Après quelques instants, elle se tourna vers lui.
- C'est une boucle, je me trompe ?
Sa remarque étonna l'inspecteur. Elle avait de l'œil. En effet, la caméra était placée de façon à voir toute l'allée située devant le musée, mais on ne pouvait voir le trafic autour du bâtiment, ce qui rendait la détection du mouvement plus difficile. Cependant, le passage d'un oiseau dans le champ trahissait la boucle de deux secondes qui avait remplacé l'enregistrement.
- Bien vu, confirma-t-il. Toute l'heure est masquée par cette boucle. Impossible de savoir qui est entré à ce moment.
- Et les registres du musée ? Ils sont passés par l'entrée.
- Le gardien a été scanné à vingt heures, puis plus rien.
- Donc ils ont piraté le système de caméras et la base de données du musée ?
- Il semblerait.
- Donc nous devons retrouver le véhicule qu'ils ont utilisé parmi tout le trafic du quartier.
- Il semblerait.
Keirra devina à son air exaspéré qu'il était bloqué à cette étape. Sans répondre, elle ouvrit le plan de la zone pour se remémorer son agencement.
Le quartier était construit en T. Le Muséum se trouvait au nord, à l'intersection des deux rues. Une longue avenue partait vers le sud. La voie partant à l'est finissait par se diviser en petites rues, se perdant au milieu d'une zone résidentielle. Pratique pour se cacher, mais il y avait peu d'accès, et donc peu d'échappatoires. De l'autre côté, vers l'ouest, la rue continuait sur une centaine de mètres avant de se déverser sur une voie à grande vitesse. De là, on pouvait aller presque n'importe-où sur la planète, mais en partant du musée, seule cette rue permettait de l'atteindre, et elle était fortement surveillée afin de réguler le trafic.
Sans autre indice pour les aider, ils passèrent toute la journée à analyser tous les véhicules circulant dans cette zone à l'heure du casse. Keirra s'occupa du quartier résidentiel à l'est, et Griffin prit les grandes rues à l'ouest et au sud. Ils ne discutaient que pour échanger des informations. En fin d'après-midi, Keirra décida d'aller se chercher un nouveau café. Quand elle était dans la police, elle faisait partie de l'unité d'intervention, elle n'était pas faite pour ce travail de bureau. Mais au moment où elle se leva, Griffin l'interrompit.
- Recherchez cette plaque sur votre secteur.
- Très bien... répondit-elle avec une pointe d'excitation. Vous l'avez trouvé ?
- Tout dépend du résultat de la recherche.
Keirra entra le numéro de la plaque d'immatriculation. Après un rapide calcul, l'ordinateur lui indiqua qu'aucune caméra n'avait enregistré cette plaque avant ou après le vol.
- Rien, dit-elle, légèrement déçue.
- Parfait, répondit-il avec un sourire satisfait.
- Comment ça ?
- Regardez cette voiture.
Il lui montrait un véhicule tout à fait banal, porteur de la plaque en question. Il arrivait au péage par la route venant du musée et s'engageait sur la voie à haute vitesse.
- Je ne vois rien de particulier, risqua Keirra.
- Cette voiture n'apparaît pas entre le musée et le péage.
Perplexe, Keirra vérifia les vidéos. Le péage se situait à environ cinq cents mètres du musée.
Une demi-douzaine de caméras couvrait cette rue. Et la voiture n'apparaissait sur aucune d'entre elles.
- Ils étaient invisibles ? demanda-t-elle.
- C'est une possibilité. Reste à savoir comment.
- Et les autres véhicules ? Les capteurs optiques ne pouvaient pas les détecter, il y aurait forcément eu une collision...
- Pas s'ils n'étaient plus sur la piste. Le hacker leur a permis de passer la voiture en contrôle manuel et a désactivé l'unité-nav pour que la sortie de piste ne soit pas signalée. Ils ont passé le péage, puis profité d'un angle mort de la caméra pour s'éclipser. Ils sont ensuite allés tranquillement au musée, puis sont répartis de la même manière.
- Vous en êtes sûr ? demanda-t-elle, dubitative.
- Pas du tout. Les dispositifs d'invisibilité sont illégaux, et ne se trouvent qu'au marché noir, pour très cher. De plus, ils devaient avoir avec eux un hacker très talentueux, à moins qu'ils ne soient installés sur Iglak depuis assez longtemps pour accéder à un poste à hautes responsabilités.
- Que fait-on, alors ?
- On suit cette voiture. C'est la seule piste qu'on ait.
Ce fut plus simple que prévu. Après leur manœuvre de camouflage, ils ne faisaient plus aucun effort pour se cacher. La voiture était restée pendant trois heures sur la voie à haute vitesse, avant de sortir au niveau de Luminopolis. Elle s'était garée dans un quartier résidentiel, et trois individus en étaient descendus, transportant un sac assez grand pour contenir le Dimensionnateur. Ils s'engouffraient dans un immeuble, et ni eux ni la voiture n'avaient bougé depuis.
- On les tient ! s'exclama Keirra si fort qu'elle faillit éclabousser les écrans du contenu de sa tasse. Nous devons immédiatement partir pour Luminopolis.
- Pas si vite, rétorqua Griffin. Ce n'est plus de notre juridiction. Nous devons laisser la police sur place s'en charger.
- Mais le temps que l'administration veuille bien faire son travail et que la police se mobilise, ils auront peut-être déjà disparu ! Si nous partons maintenant, nous y serons dans à peine quelques heures. Il suffira de prendre un hôtel en face et nous pourrons les surveiller, et les rattraper s'ils fuient !
Griffin soupira. C'était évident, cette journée de travail au bureau était à l'opposé de sa routine de soldat, et elle était surexcitée à l'idée d'aller sur le terrain. Pourquoi diable lui avait-on désigné une folle de la gâchette comme partenaire ?
D'un autre côté, elle n'avait pas tort. Après s'être autorisé quelques instants de réflexion, il soupira à nouveau et se leva.
- Vous avez peut-être raison. Allez faire votre valise, je vais parler au chef Meryl. Retrouvez-moi dans une heure devant le commissariat. Si je n'y suis pas, rentrez chez vous.
Ils sortirent de la salle d'analyse, l'un en traînant les pieds et l'autre presque en courant.
***
Blaze se pencha sur la table holographique. Il était à présent le responsable de la sécurité. En face de lui se trouvait l'infirmier en chef. Sur sa gauche, la Tharpod qui s'occupait des mécaniciens. Et à sa droite, le représentant des prisonniers, un Markazien à l'air rusé qui avait perdu un œil dans la bataille. Ils étaient réunis dans une salle de réunion provisoire, où ils pouvaient discuter sans être dérangés.
- Cela fait un peu plus de quarante-huit heures que nous dérivons, dit le robot. Qui veut commencer ?
Un silence gêné s'ensuivit, personne n'étant vraiment pressé d'annoncer des mauvaises nouvelles. Finalement, l'infirmier s'avança.
- Nous avons terminé le recensement et retrouvé tous les survivants. Sur les cinq mille habitants de la station, nous ne sommes plus que deux cent quinze. Les soixante navettes, chacune pouvant contenir jusqu'à cinquante personnes, ont été mises en route, mais douze ont été détruite pendant l'embarquement, et cinq autres avant le passage en hyperespace. D'après l'ordinateur du hangar, elles étaient pleines à quatre-vingts pourcents, en moyenne. J'estime donc qu'environ mille sept cents personnes ont pu évacuer. Au total, il ne reste sur la station que trente-six membres de l'équipe de sécurité, cinquante-huit membres du personnel civil, et cent vingt-et-uns prisonniers.
Il ne précisa pas le nombre de morts et de disparus, mais tous avaient compris à quel point le bilan était lourd.
- Qu'en est-il des blessés ? demanda Blaze.
- Une trentaine sont sous soins intensifs, les autres sont en état de travailler mais je pense qu'aucun occupant de cette station ne s'en est tiré indemne.
- Je vois. Où en sont les réparations ?
Le mécanicien en chef projeta divers plans de la station. Le nuage de débris flottant autour du morceau de cylindre restant faisait penser à une nuée d'insectes en train de dévorer un animal mort. Rien de bien rassurant.
- Les systèmes de survie sont totalement réparés, commença la Tharpod, mais les communication longue portée sont irréparables. Nous avons en priorité rétabli les senseurs à courte portée pour mieux gérer les débris. Malheureusement, le générateur de bouclier a été totalement détruit, les composants externes vont donc devoir subir des maintenances plus régulières tant que nous serons coincés dans le nuage.
- Il n'y a aucun moyen de s'en échapper ? demanda l'infirmier.
- Sans système de propulsion, aucun. Nous sommes entraînés à grande vitesse à travers l'espace, et les débris vont aussi vite que nous et dans la même direction.
- Et où allons-nous ? demanda Blaze.
- C'est là où je voulais en venir, répondit l'ingénieure avec un regard sombre. Nous avons réparé les senseurs longue portée ce matin.
Une carte du système s'afficha. Il était désert, la planète habitable la plus proche était Terachnos, et ce système était éloigné d'eux d'une centaine d'années-lumière. La position de Vartax était signalée par un point rouge. Sa trajectoire la menait droit dans une ceinture d'astéroïdes.
Ils jouaient de malchance. Si Blaze pouvait soupirer, toute la station l'entendrait.
- Combien de temps avons-nous ?
- Si notre vitesse ne varie pas, trois jours. Quatre, avec de la chance.
Blaze s'arrêta, le temps de réfléchir. Le représentant des détenus, qui n'avait prononcé un mot jusqu'ici, prit la parole.
- Nous pourrions utiliser les restes des navettes détruites pour les réparer. Avec douze épaves et le matériel de la station, nous pouvons en réparer cinq.
- C'est une option. Mais j'imagine que vous n'allez pas collaborer aussi facilement que pour rendre vos armes ?
L'ironie était palpable. Désarmer tous ces prisonniers avait été un calvaire, surtout compte tenu de l'infériorité numérique des agents de sécurité. Blaze était persuadé que la plupart d'entre eux cachaient encore des armes, ce qui poserait un gros problème si un conflit venait à éclater.
- En effet, répondit le Markazien en le fixant de son œil valide. Nous exigeons trois des navettes sous notre contrôle. Vous aurez les deux autres. Chacun part de son côté, et tout le monde est content.
- Partir où ? Tous les propulseurs hyper-luminiques ont été détruits, les navettes ne vous mèneront nulle-part.
- Ce sera toujours plus loin que dans cette épave.
- De toute façon, intervint la Tharpod, la station est condamnée. Alors réparons ces navettes, nous déciderons qui monte à bord plus tard !
Blaze considéra ses options. Si les secours finissaient par arriver, ils pourraient sans problème prendre en charge les criminels pour les renvoyer en prison...
- Vous avez raison, finit-il par déclarer. Les navettes d'abord, les négociations ensuite. Il faut que tout le monde s'y mette. Je vous laisse mettre au courant vos groupes respectifs.
***
Petit à petit, toute la station se mit au travail. Quelques Terachnoïde particulièrement calés en astronautique se chargèrent de coordonner les équipes de mécaniciens. La plupart des prisonniers étaient chargés du rassemblement du matériel et de la préparation des provisions. Le tout était supervisé par l'équipe de sécurité, qui maintenait l'ordre et aidait les mécaniciens à naviguer dans les conduits tortueux de l'épave pour y chercher des composants.
Cependant, alors que Blaze faisait l'inventaire des matériaux de construction, il s'aperçu qu'une partie des réserves avait disparu. Après une rapide analyse, il se rendit compte que la plupart des éléments manquants servaient à la maintenance des propulseurs hyper-luminiques. Étrange, puisque tous les moteurs des navettes avaient été détruits, c'était inutile de rassembler ces composants...
Le robot fut pris d'un doute soudain. Il sortit son communicateur et contacta Harlan. Le Cazar était occupé à récolter des cellules photovoltaïques au milieu du champ de débris, nécessaires à l'alimentation des navettes.
« - Blaze ? Qu'y a-t-il ? »
- Harlan, où as-tu vu les jumeaux Prog pour la dernière fois ?
« - Il me semble qu'ils s'occupaient de chercher des câbles de trillium dans le conduit d'aération principal. Pourquoi cette question ? »
- Je crois qu'ils ont une tout autre occupation... mais ne t'inquiètes pas, je vais régler ça. Continue ton job.
« - Compris. Vous êtes sûr de vouloir y aller seul ? S'ils préparent quelque chose, je pourrais demander à Jenkins de venir vous épauler, ou... »
- J'ai dit que ça irait, le coupa-t-il. De toute façon, nous serions déjà tous morts s'ils le voulaient. Je te rejoindrai plus tard.
Blaze coupa la communication et se rendit à l'endroit indiqué par Harlan. Le conduit d'aération principal était suffisamment large pour y faire passer une grosse voiture ou une capsule de sauvetage, mais un vaisseau ne pouvait tenir dans un espace aussi étroit. Méfiant, le robot entra dans le conduit, circulaire et recouvert de long tuyaux et bouches d'aération aux tailles diverses. L'intérieur était illuminé par l'éclairage d'urgence, une lumière rouge forte et uniforme, supprimant le relief et atténuant les distances. Les êtres organiques avaient du mal à rester très longtemps dans une telle lumière. Il avança prudemment en apesanteur, la gravité artificielle étant désactivée dans cette partie de la station pour faciliter les opérations de maintenance. Au bout de quelques virages, il aperçut la lumière crue et forte de la flamme d'un chalumeau à plasma. Il tourna discrètement au coin et observa la scène qui se déroulait sous ses yeux :
Les jumeaux Prog étaient en train de construire un vaisseau. Pour le moment, ce n'était qu'un squelette métallique, mais il pouvait voir distinctement les différentes parties: un cockpit assez grand pour la carrure imposante de Neftin et celle plus frêle de sa sœur, une petite soute, des ailes courtes conçues pour se replier autour du fuselage, permettant au vaisseau de tenir tout juste dans le conduit, un moteur presque entier et l'ébauche d'un propulseur hyper-luminique, que Neftin était en train de souder au reste de la machine, sous l'œil attentif de sa sœur. Ils n'avaient pas remarqué sa présence -où ils s'en moquaient- et lui tournaient le dos.
- Eh bien, s'exclama-t-il en sortant de sa cachette, je vois qu'on s'amuse ici !