Author: Arayn
Blaze n'avait en général pas de problème avec le fait de flotter. Il était habitué aux opérations effectuées dans le vide spatial. Mais sa situation ne le mettait pas à l'aise. En effet, il était rare qu'il flotte en étant maintenu en l'air et immobilisé par une criminelle venant d'une autre dimension. Il n'aurait peut-être pas dû les prendre par surprise. Quoique, Vendra l'aurait sûrement maîtrisé de toute façon.
- Désolé de vous déranger, dit-il d'un ton sarcastique, mais je ne pense pas que vous vous y prenez comme il faut. En général, pour récolter des câbles, une simple pince suffit.
- Qu'est-ce que vous voulez ? demanda froidement Vendra.
- Je vous demande pardon ? Il savait que Vendra pouvait le tailler en pièces d'un claquement de doigts, mais il ne put s'empêcher de rire. Vous, qu'est-ce que vous voulez ? J'ai peut-être raté un épisode, mais la dernière fois que j'ai lu votre dossier, miss Prog, c'était indiqué « condamnation à perpétuité » ! Idem pour votre frère. Vous espérez peut-être qu'on va vous laisser partir comme si de rien n’était ?
- Comme si vous pouviez nous en empêcher, ricana Neftin.
- Dans ce cas, pourquoi ne pas nous avoir tous tués, une fois les Lokis partis ? Vous auriez eu tout l'espace et les pièces nécessaires pour vous enfuir.
- Si vous êtes un tant soit peu intelligent, répondit Vendra, vous le comprendrez vous-même. Nous partons, dit-elle en le relâchant. N'essayez pas de vous interposer.
Blaze resta sans bouger. Il fit la liste de ses options. Les jumeaux avaient raison : ils pourraient mettre la station à feu et à sang à tout moment et sans difficulté. Pour le moment, il était dans l'incapacité d'agir. Résigné, il répartit vers le hangar. Dès son arrivée, il vit qu'Harlan était revenu de sa mission à l'extérieur, et se dirigeait vers lui. Sachant que le Cazar voudrait des réponses, il l'entraîna à l'écart.
- Vous les avez trouvés ? demanda-t-il dès qu'ils furent hors de portée des oreilles indiscrètes.
- Oui. Ils construisent un vaisseau interstellaire en secret.
- Pardon ? s'écria Harlan. Vous en êtes sûr ?
- J'ai vu le moteur hyper-luminique qu'ils sont en train de fabriquer.
- Mais... Qu'attendons-nous pour les arrêter ?
- Harlan, ce n'est pas parce que je suis un robot et que tu as des poils qu'on peut se prendre pour Ratchet et Clank. On n'est tout simplement pas équipés pour s'en occuper.
- Alors que faisons-nous ?
- On attend de voir comment tout cela évolue. On a déjà une centaine de prisonniers à surveiller, je ne vais pas tout risquer pour deux criminels qu'on ne pourra pas arrêter sans faire de gros dégâts. Et c'est la dernière chose dont on a besoin.
- Et si nous les retardions jusqu'à-ce que les Forces Défensives arrivent ?
- J'y pensais. Encore faudrait-il qu'ils retrouvent notre trace, mais ça vaut le coup d'essayer.
Harlan marqua la pause pour réfléchir.
- Très bien, dit-il finalement. Je vous fais confiance.
- Évite de parler de tout cela aux autres.
- Évidemment.
Sur ces mots, ils retournèrent chacun vers leurs travaux. Le cerveau mécanique de Blaze tournait à plein régime. Il devait trouver un moyen d'empêcher l'évasion des jumeaux. Mais comment ?
***
La voiture s'engagea sur la voie à grande vitesse. Luminopolis se trouvait à presque un millier de kilomètres de Meridian City, mais les deux agglomérations étaient si étendues que leurs "frontières" étaient en contact. D'ailleurs, les géographes considéraient en général les villes d'Iglak comme des pays entiers. Le véhicule accéléra lentement jusqu'à la vitesse de croisière, à plus de trois cents kilomètres à l’heure. À cette vitesse, il leur faudrait tout de même trois heures pour arriver à leur destination.
Keirra abaissa son siège, laissant l'IA de la voiture s'occuper de la conduite. En tant que membre des forces de l'ordre, ils pouvaient passer à tout moment en contrôle manuel, mais elle n'en voyait pas l'intérêt en ce moment.
- J'ai une amie sur Luminopolis, dit-elle à Griffin, qui s'était simplement enfoncé dans son siège. Elle nous a réservé deux chambres d'hôtel non loin de l'immeuble à surveiller.
- Hm.
- À votre avis, par quoi devrions-nous commencer une fois là-bas ?
- Dormir ? Avec le décalage horaire, on arrivera à onze heures.
- Je parlais de retrouver les trois suspects.
- Ah ? Aucune idée.
Keirra, troublée, attendit que Griffin continue sa phrase, propose une piste. Voyant que rien ne venait, elle fit mine de consulter ses messages.
- Vous n'avez pas l'air très enthousiaste, fit-elle remarquer.
- Oh que si, j'exulte à l'idée de reprendre le travail de terrain ! répondit le Terachnoïde d'un ton sarcastique.
- Mais vous avez vous-même approuvé ce plan, s'il ne vous convenait pas, il suffisait de le dire !
- Et vous priver d'une excursion sportive à Luminopolis ? Voyons, je ne suis pas aussi cruel.
La Markazienne dévisagea l'inspecteur.
- Je crois que je commence à comprendre...
- Quoi donc ? demanda-t-il d'un air irrité devant l'air amusé de la jeune femme.
- Pourquoi vous n'aimez pas avoir de coéquipier.
- Ça n'a rien à voir ! répondit-il brusquement. Ou... pas totalement, précisa-t-il en voyant le haussement de sourcil dont elle venait de la gratifier. Vous connaissez beaucoup de Terachnoïdes qui raffolent des travaux physiques ?
- Et bien... il y avait ce membre des unités spéciales, qui s'était construit un exosquelette...
- Je ne vous ai pas demandé de me citer un cas particulier, la coupa Griffin. En général, on préfère éviter l'action. Même les forces de sécurité de notre planète mère ne sont qu'à moitié Terachnoïdes !
- Donc si je comprends bien, votre dernier partenaire n'était pas de cet avis. Il lui est arrivé quelque chose ?
- Rien de grave... Disons que les enquêtes ont tendance à se compliquer inutilement quand des jeunes à la gâchette facile s'en mêlent. Quand elles ne se plantent pas totalement.
- Je vois...
Elle ne pouvait pas le contredire, elle avait un tempérament de tête brûlée, que les responsabilités de son grade avaient seulement atténué. Cependant, elle n'aimait pas qu'on la réduise en porte-flingues. Frustrée, elle alluma la radio. Le rythme électronique de "Synthémania" s'installa pour former un agréable bruit de fond. Elle sortit un livre de son sac, qu'elle n'avait eu le temps d'ouvrir que quelques heures la semaine passée.
Griffin, de son côté, alluma sa tablette et consulta ses messages. Il constata que la police là-bas avait été mise au courant et pourrait leur fournir du matériel et des renforts si besoin, mais ils n'auraient sûrement pas besoin de ces policiers supplémentaires. Il savait pertinemment pourquoi le chef Meryl avait tenu à ce qu'il ait un coéquipier. Chose qu'il n'appréciait pas, mais il ressentait tout de même le besoin de s'excuser pour ses a priori déplacés. Après tout, elle avait déjà été dans la police et avait montré un certain talent de déduction lors de la recherche de la voiture des voleurs. Mais, soucieux de ne pas se rendre ridicule, il chercha plutôt à changer de sujet.
- C'est un manuel de pilotage ? demanda-t-il distraitement.
- Pas exactement, répondit-elle, les yeux plongés dans un schéma complexe. C'est plutôt un recueil autobiographique. Les expériences et conseils des plus grands pilotes de la galaxie.
- Ils ne vous apprennent plus à piloter à l'académie militaire ?
- Si, j'ai mon permis de pilote, mais ce sont seulement les bases. Et puis, en tant qu'officier, je passe plus de temps à donner des ordres aux pilotes qu'à tenir moi-même les manettes.
- Alors c'est pour le plaisir ?
- Un peu. J'aimerais m'y consacrer à temps plein, en tout cas.
- Et abandonner votre carrière militaire ? demanda-t-il en haussant un sourcil de surprise. Vous avez de bons états de service jusqu'à présent. Vous pourriez monter en grade assez rapidement à l'issue de cette guerre.
- Si vous le dites... Mais je préférerais étudier pour devenir pilote de chasseur, plutôt que de crouler sous les responsabilités des hauts gradés. Je ne suis pas faite pour ça. Et puis...
Elle hésita, et contempla le passage d'un transport supersonique, loin dans le ciel, alors qu'ils atteignaient la zone industrielle de Meridian City.
- Quand il n'y aura plus de conflits, ajouta-t-elle d'un ton un brin mélancolique, je pourrai peut-être quitter l'armée. Quand j'étais petite, je voulais devenir pilote de course. Et aujourd'hui, quand je vois les prouesses de Ratchet au Grand Prix Intergalactique...
- C'est un Lombax, répondit Griffin. Ils ont ça dans le sang.
- Vous en connaissiez ? demanda Keirra en se tournant vers lui, les yeux brillants de curiosité.
- Pas personnellement, non. Mais à la fin de mes études sur Terachnos, mes collègues de promotion avaient organisé une soirée au Grand Prix pour fêter ça. Nous avions d'excellentes places, d'ailleurs. Il y avait deux Lombaxs parmi les participants. Et ils sont restés parmi les trois premiers tout le long de la course. C'était assez impressionnant, et c'était aussi la première fois que je voyais des Lombaxs en chair et en os. Je n'en ai croisé que quelques-uns par la suite. Et puis... deux ans après cette course, Tachyon a débarqué.
- Il y avait si peu de Lombaxs avant la Chute ? Terachnos a pourtant toujours été peuplée de beaucoup d'espèces différentes.
- Ils s'étaient refermés sur Fastoon après les pertes de la Grande Guerre. En tout cas, c'est ce que disait mon prof d'Histoire. Personne ne savait vraiment pourquoi ils avaient à ce point cessé de s'étendre. On en croisait partout dans la galaxie, mais en nombre très réduit. Durant les vingt-quatre ans que j'ai vécus avant la Chute, je n'en ai croisé que quelques dizaines, sans vraiment pouvoir établir de contact.
- Et vos collègues de promo ? Que sont-ils devenus ?
- Le Markazien et le robot sont morts au combat, et le Terachnoïde dans une cellule de Zordoom. Voilà ce qui arrive quand on s'oppose à Tachyon.
- Oh... je suis désolée, s'excusa-t-elle confusément. Je ne savais pas...
- Ce n'est rien. Évidemment que vous ne saviez pas. Le Terachnoïde est mort sous la torture sans révéler ma position, ce qui m'a permis de m'enfuir vers Iglak. Depuis, j'ai fait mon deuil. La vie continue.
Keirra ne répondit rien. Les Lombaxs avaient disparu depuis plus de vingt-huit ans. Elle était née trois ans plus tard, mais ses parents n'avaient pas eu le temps de lui apprendre l'histoire de la galaxie. L'Empire avait créé beaucoup d'orphelins. Sa famille, comme énormément d'autres, avait été détruite, son seul crime étant d'avoir voulu se battre pour la liberté.
Elle avait grandi sur Iglak, seul monde encore en paix à l'époque. Quelques rescapés s'étaient immédiatement attelés à la recherche et la conservation de données historiques, mais Tachyon détruisait méticuleusement chaque octet des archives qui tombaient entre ses griffes sur les planètes conquises.
Les historiens, les intellectuels, ainsi que chaque personne ayant côtoyé de près ou de loin des Lombaxs, étaient impitoyablement pourchassés et exécutés. En fait, on parlait de la Chute des Lombaxs, mais il s'agissait d'un génocide à l'échelle galactique. Les habitants des planètes plus reculées, comme les Fongoïdes ou les Tharpods, en avaient réchappé, mais les personnes qui, comme Griffin, avaient vécu avant ce funeste jour se faisaient rares. Peu de monde pensait que la galaxie allait se remettre un jour de ce vide béant creusé par le Cragmite.
Elle avait falsifié son dossier pour s'engager dans l'armée dès ses seize ans, désireuse de combattre cet empire qui avait mis toute la galaxie à feu et à sang. La fraude fut vite découverte, mais les forces de Polaris Libre étaient dans une telle situation d'infériorité qu'on l'avait laissée continuer sa formation. Après quelques mois d'entraînement intensif, elle avait été assignée à la défense de la planète. De cette manière, ses supérieurs avaient évité la responsabilité de l'avoir envoyée au front malgré son jeune âge. À peine un an plus tard, elle avait connu le pire baptême du feu imaginable : l'invasion de la planète par une armée de Cragmites fraîchement reconstituée. Elle avait été gravement blessée durant la bataille, mais Ratchet et Clank étaient heureusement venus à bout de l'Empereur avant qu'il ne puisse faire revenir tous les siens.
Elle se rappelait son euphorie lorsqu'on lui avait annoncé que les rumeurs étaient non seulement vraies, mais que ce même Lombax dont tout le monde parlait venait de terrasser Tachyon. Elle s'était jetée de son lit d'hôpital, rouvrant certaines de ses blessures au passage, mais elle ne sentait pas la douleur. Elle voulait absolument voir la population en liesse, envahissant les rues de cris de joie, acclamant la fin de l'Empire et les héros qui avaient vaincu le tyran. Les médecins avaient dû la menacer de la mettre sous sédatifs pour qu'elle accepte de retourner se coucher.
Une fois sortie de l'hôpital, elle s'était engagée dans la police de Meridian City. Elle y était restée trois ans, avant de réaliser qu'il y avait toute une galaxie au-delà des frontières du système, où elle pourrait se rendre utile, d'une manière ou d'une autre. Alors, elle était de nouveau entrée dans l'infanterie.
Et aujourd'hui, elle rêvait de devenir pilote alors que les Lokis menaçaient d'anéantir toute vie dans la galaxie.
- Eldren ? Hé, Eldren !
Tirée de ses pensées, elle se retourna vers le Terachnoïde.
- Je vous ai dit de ne pas vous en faire, lui dit-il. Arrêtez de vous morfondre.
Keirra réalisa qu'elle n'avait rien dit depuis longtemps. Il devait penser qu'elle s'en voulait encore de lui avoir parlé de ses amis disparus.
- Vous avez raison, répondit-elle en chassant les souvenirs douloureux qui avaient refait surface. La vie continue.
- Et... navré pour la gâchette facile, s'excusa-t-il. C'était déplacé.
- C'est déjà oublié, répondit-elle. Je comprends qu'un coéquipier trop turbulent ait pu perturber votre enquête. Mais si vous voulez mon avis, on m'a mise avec vous seulement pour vous...
- ... Servir de garde-du-corps, termina-t-il. J'avais saisi.
- Ouais. C'est ce... Hé, qu'est-ce que c'est que ça ?
Un énorme autocamion venait de les dépasser. Les conteneurs qu'il transportait avaient été tagués. La peinture ne formait que des lettres déformées aux couleurs agressives. "Le salut viendra des Lokis", disaient-elles. Ou encore "La fin des IA est proche", "Quantos nous guide", et "Mort à GruminNet".
- Je sais, dit Griffin. C'est un mouvement qui prend de plus en plus d'ampleur sur l'HoloNet. Avant, c'était un groupe écolo un peu extrême, qui faisait les louanges du mode de vie des Fongoïdes, mais cette guerre l'a fait dégénérer en secte. Ils proclament que les Lokis sont venus nous punir d'avoir créé l'IA, et d'autres choses...
- Comment se fait-il que je le découvre maintenant ?
- C'est tout récent, et pour le moment les plus actifs sont sur Iglak et les planètes les moins menacées par les Lokis. Il faut dire que ceux qui se font massacrer dans les colonies éloignées ont plus de mal à les voir comme des envoyés divins. Et puis j'ai cru comprendre que l'Amirale Apogée a fait appliquer une censure sur les algorithmes de diffusion. Pas très démocratique, observa-t-il d'un ton sarcastique.
- Elle fait ce qu'il faut, répondit fermement Keirra. Ce genre de mouvement radical ne devrait même pas exister.
- Peut-être bien. En attendant, faisons-en sorte de ne pas ébruiter notre affaire. Ce serait dommage que ces joyeux lurons nous tombent dessus dans une ruelle.
- Bonne idée.
Aucun des deux ne trouva quelque chose à ajouter, alors Keirra fit de son mieux pour faire connaissance avec Griffin. S'ils étaient destinés à passer quelques temps ensemble, il valait mieux qu'ils soient, à défaut d'être amis, au moins en bons termes. Elle n'apprit pas grand-chose sur son passé, mais s'étant trouvé un intérêt commun, ils discutèrent de course pendant le reste du voyage. Les connaissances de l'inspecteur sur le sujet étaient surprenantes, et Keirra prit plaisir à échanger avec lui.
Plus de trois heures après leur départ, ils arrivèrent enfin au centre de Luminopolis. La nuit était tombée depuis longtemps, mais il ne faisait jamais sombre dans ce secteur. Ils se dirigèrent vers leur hôtel, situé juste en face de l'immeuble qu'ils devaient surveiller. Celui-ci était bien trop grand pour qu'ils puissent tout observer depuis leur fenêtre, mais ils avaient une excellente vue sur l'entrée de l'immeuble et le parking où était toujours garée la voiture des suspects. Entre les deux bâtiments, une gigantesque rue piétonne s'entendait à perte de vue. Vêtus en civils pour éviter d'être reconnus, ils sortirent de leur véhicule et se frayèrent un chemin depuis la foule pour rejoindre l'entrée de l'hôtel.
La décoration du quartier était inspirée du style terachnoïde, à l'instar d'une grande partie de la ville. On surnommait d'ailleurs parfois cette dernière "la Nouvelle Axiom City". Une dominante sombre et des lumières majoritairement bleues permettaient de stimuler le cerveau des passants afin de les garder éveillés. Des hologrammes publicitaires faisaient la course d'une façade à l'autre. Keirra prit le temps d'en suivre un qui semblait se montrer particulièrement énergétique. Une canette verte d'une dizaine de mètres de haut passait entre les immeubles comme une fusée, libérant une pluie d'étincelles jaunes et bleues sur son passage. En retombant sur la rue, les feux follets fondaient sur les passants et se transformaient à nouveau en canettes de taille normale. Des lettres s'assemblaient autour en clignotant pour former un slogan, scandé par une voix reconnaissable entre mille : "QWARK'OLA, C'EST PLUS FORT QUE MOI !".
Souriant à l'idée que le géant vert était passé de président galactique à vendeur de produits dérivés, Keirra se hâta de rejoindre son collègue, qui venait d'entrer dans l'hôtel.
Les portes s'ouvraient sur un hall aussi vaste que le hangar d'une frégate. Contrastant nettement avec l'extérieur, les murs étaient d'un blanc lisse et brillant, liseré de bandes bleu nuit qui faisaient ressortir les contours. Une dizaine de piliers, peints de la même manière étaient placés de part et d'autre de l'allée centrale. Des lampes, murales ou incrustées dans la base des colonnes, diffusaient une lumière chaude et tamisée, réduisant son aspect aseptisé qui sinon, aurait pu faire penser à un hôpital ou un laboratoire. Au plafond pendait un énorme lustre chromé sculpté dans une forme abstraite.
Légèrement gênée, Keirra réajusta la capuche de sa veste et rentra son t-shirt dans son pantalon. Elle n'était pas habituée à un tel luxe, même s'il s'agissait seulement d'un hôtel de moyenne gamme.
Ils s’avancèrent le long de l'immense tapis bleu en poils synthétiques. Un robot réceptionniste les accueillit et se chargea de faire transporter leurs bagages, tandis qu'ils montaient au vingt-deuxième étage. Tout le couloir était éclairé de la même façon que le hall, favorisant le repos. Leurs chambres étaient voisines et individuelles, afin de s'assurer un minimum d'intimité. Cependant, la porte de la chambre de Keirra était entrouverte. Griffin marqua un temps d'arrêt, mais la Markazienne entra sans hésiter.
La chambre était spacieuse. Un placard et des sanitaires étaient accessibles depuis le petit couloir dans l'entrée, qui s'ouvrait sur la pièce principale : un large lit trônait contre le mur. Deux tables de chevet étaient dressées de chaque côté. La fenêtre, à côté d'un modeste bureau, donnait sur la rue, et plus loin, sur leur cible. Et au centre de la pièce, une magnifique Cazare venait de se lever de la chaise où elle patientait. Elle avait un pelage blond cendré, et une épaisse tignasse de cheveux presque dorés, soigneusement rassemblés en queue-de-cheval. Ses yeux couleur ambre paraissaient briller de leur propre éclat. En voyant Keirra, son visage s'illumina et elle se jeta dans ses bras. La Markazienne l'étreignit en retour, un sourire aux lèvres.
- Keirra, lui dit-elle d'une voix douce, tu m'as tellement manqué !
- Toi-aussi, murmura-t-elle en la serrant plus fort.
Se rappelant soudain la présence de Griffin, elle s'écarta de la jeune femme.
- Excusez-nous. Je vous présente Jillian. Jillian, voici l'inspecteur Odyxon.
- Enchanté, dit Griffin poliment. Vous nous attendiez ici ?
- Oui, je voulais seulement vous saluer, répondit Jillian en glissant un regard à Keirra. Mais je vais vous laisser, j'ai cru comprendre que vous aviez du travail. C'était un plaisir de vous rencontrer.
Sur ces mots, elle déposa un baiser sur la joue de la Markazienne, lui murmura quelques mots, trop bas pour que Griffin puisse entendre, et se dirigea vers la porte. Un long silence suivit. C'est comme si la pièce était devenue plus sombre.
- Ouais, pense Keirra à voix haute. Elle fait cet effet à tout le monde.
- Vous lui avez parlé de l’enquête ? demanda Griffin du ton le plus neutre possible.
- Il a bien fallu que je lui explique que la police allait nous rembourser l'hôtel, répondit-elle nonchalamment. Mais je lui ai seulement dit qu'on était sur une enquête, rien de plus. Pourquoi cette question ?
- Mesure de sécurité. C'est peut-être un Loki.
- Vous n'êtes pas sérieux ? s'exclama Keirra.
- Je suis on ne peut plus sérieux. Je vous rappelle que nous n'avons aucun moyen de détecter les Lokis et aucune idée de leurs forces présentes sur cette planète. Vous-même êtes peut-être un Loki, sur le point de me conduire dans un piège.
Keirra ne sut que répondre et resta immobile devant le Terachnoïde.
- Mais s'ils sont d'aussi bons acteurs, on a bien peu de chances de gagner, ajouta-t-il en contemplant son air ahuri. Détendez-vous, lieutenant. Je plaisantais.
- Vous avez un drôle d'humour.
- C'est aussi pour cela que je travaille seul. Mais tant qu'on est là, autant se montrer prudents.
- J'avais compris... On s'y met ?
Griffin acquiesça. La nuit allait être longue. Ils mirent en place le matériel de surveillance. Tout était en double quantité, pour qu'ils puissent installer un poste dans chaque chambre ou s'ils voulaient en monter un sur un autre point d'observation. Les ordinateurs communiquaient sur un réseau sécurisé pour faciliter le partage des informations. Griffin prit le premier quart. Keirra avait donc cinq heures devant elle pour dormir. Laissant le Terachnoïde travailler, elle s'installa dans sa chambre. Après s'être accordé une agréable douche, elle se glissa dans son lit avec délectation. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas goûté à un matelas aussi confortable. Le plafond était éclairé par les motifs changeants des hologrammes qui filtraient à travers la fenêtre. S'imaginant qu'elle dormait à la belle étoile, et profitant de l'absence du bruit des moteurs qui lui était si familier, elle s'endormit détendue.
***
Blaze vérifia les calculs du navigateur une fois de plus, en espérant se tromper. En vain, car ses estimations restaient identiques. Il leur restait à peine quarante-huit heures avant d'entrer dans le champ d'astéroïdes. Seule une navette était prête à décoller. Il craignait de ne pas pouvoir terminer les autres à temps. Dans ce cas, les prisonniers chercheraient à s'en emparer, sûrement par la force. Au mieux, ils finiraient à la dérive dans un champ d'astéroïdes. Au pire, ils mourraient dans l'émeute. Dans les deux cas, ce serait une catastrophe. Le robot grinça de ses dents imaginaires, et reporta son regard sur la foule qui le fixait, en attente de son verdict. Il contempla cette dernière pendant quelques secondes. Le moral du personnel n'était pas au beau fixe. Les gardes dormaient dans leurs armures et avec leurs armes, de crainte qu'une révolte éclate parmi les prisonniers, presque quatre fois plus nombreux qu'eux. Les mécaniciens et les infirmiers étaient surmenés. La mort de plusieurs blessés à la suite de leurs blessures avait encore abaissé leur moral. Les prisonniers, en revanche, semblaient se porter plutôt bien. Blaze s'en était douté. "Une bande de raclures, à peine bons à se sacrifier pour eux-mêmes..." pensa-t-il. Réprimant sa colère, il décida de se montrer encore une fois honnête, ne serait-ce que pour l'équipage.
- Il nous reste deux jours avant d'entrer dans le champ d'astéroïdes, énonça-t-il gravement. Il nous manque encore quatre navettes. Je suis navré, mais il va falloir aller plus vite si nous voulons survivre. Nous avons mis à jour tous les plannings.
Sur sa gauche, un hologramme apparut, et des protestations s'élevaient déjà depuis les rangs des prisonniers. En effet, Blaze avait fait en sorte que la charge de travail des ingénieurs n'augmente pas considérablement, et avait dû compenser le temps perdu en donnant plus de travail aux ouvriers. Le problème, c'est que les ouvriers en question étaient en majorité constitués de dangereux criminels. Si cela ne tenait qu'à lui, il les aurait fait travailler comme des bagnards, mais une émeute aurait alors été inévitable.
- On trime déjà neuf heures par jour, s'écria une voix dans l'assemblée, vous nous prenez pour des machines ?
- Les mécanos n’ont même pas la moitié de notre travail !
- On a qu'à prendre cette navette et vous laisser ici ! Chacun pour soi !
Sentant que la tension montait, Blaze augmenta la puissance de son haut-parleur à cent vingt décibels.
- Si on ne collabore pas, nous n'avons aucune chance de partir d’ici ! tonna-t-il en couvrant le vacarme de la foule. Et si on ne respecte pas ce planning, nous devrons nous battre pour les quelques navettes en état de voler ! Vous êtes peut-être plus nombreux, et vu votre motivation à travailler, vous êtes sûrement en meilleur état que nous ! Mais je suis connecté aux systèmes de navigation, je suis donc capable de faire exploser tous les moteurs ou de dépressuriser toute la station ! Ce n'est pas mon intention, mais sachez que je n'hésiterai pas si vous m'y obligez !
Le calme revint aussi vite qu'il était parti, et l'assemblée se dispersa lentement. Blaze entendit plusieurs insultes à son encontre fuser parmi les prisonniers, et vit certains d'entre eux lui adresser toutes sortes de gestes qui se voulaient menaçants, mais tant qu'ils se montraient efficaces au travail, c'était le cadet de ses soucis. Harlan le rejoignit alors qu'il se dirigeait vers sa caisse à outils. Le Cazar avait dû dormir à peine douze heures depuis l'attaque, trois jours plus tôt. Ses yeux étaient alourdis par d'épaisses cernes, sa queue traînait par terre, mais son regard semblait toujours aussi déterminé.
- Sacré discours ! lui dit-il en lui donnant une claque dans le dos. Mais dites-moi... c'était du bluff quand vous les avez menacés ?
- Évidemment, murmura Blaze si bas qu'Harlan dut tendre l'oreille pour comprendre. Mais il vaut mieux que cela reste entre nous. Si même l'équipage me croit sans pitié, les prisonniers goberont plus facilement le mensonge.
- Je vois. Et pour les Prog ?
- Je n'ai pas réussi à mettre au point un plan digne de ce nom. De toute façon, nous devons nous concentrer sur le plus grand nombre. Si une opportunité se présente, alors nous agirons. En attendant, tu devrais te reposer, Harlan. Je m'occuperai de ton travail. Et ne répond pas, dit-il alors que le Cazar ouvrait déjà la bouche pour protester. J'ai besoin de toi dans la meilleure forme possible. On a tous besoin de toi.
- Vous avez peut-être raison, répondit Harlan en étouffant un bâillement. Je vais aller faire un somme. N'hésitez pas à me réveiller si besoin.
- Je n'y manquerai pas, l'assura le robot.
Sur ces mots, il saisit la caisse à outils et se dirigea vers les navettes, bien décidé à les faire décoller. Tout en travaillant, il se rebrancha sur son système d'écoute. Durant sa "visite" dans la cachette des Prog, il avait réussi à installer un micro. Large d'une dizaine de nanomètres, il était pratiquement indétectable. Cependant, sa taille avait tendance à détériorer les fichiers audios, il y avait donc une certaine latence le temps que son logiciel améliore la piste. De plus, il n'avait quasiment rien entendu depuis qu'il l'avait installé. En effet, les Prog, pour ne pas éveiller les soupçons, respectaient leur charge de travail, ce qui inquiétait d'autant plus Blaze : s'ils étaient suffisamment sûrs d'eux pour travailler sur leur vaisseau uniquement durant leur temps libre, c'est que sa construction devait avancer beaucoup plus vite qu'il ne l'avait prévu.
Cette fois encore, aucun signe d'activité du côté du micro. En fouillant distraitement le hangar du regard, il vit les jumeaux en train d'assembler une lourde plaque de blindage. Au moins, ils n'essayaient pas de saboter leurs navettes.
Les heures passèrent. Blaze était nettement plus endurant que la plupart des êtres organiques, et vit la quasi-totalité des ouvriers se relayer, alors que lui restait concentré sur son travail. Cependant, une partie de son esprit était ailleurs. Les jumeaux venaient de terminer leur quart et disposaient de quelques heures de repos. Son logiciel de traitement à plein régime, il attendit fébrilement que le micro lui envoie des données.
Il ne fut pas déçu. Le signal mettait environ dix minutes pour lui parvenir, temps qu'il lui faudrait pour courir jusqu'à leur cachette. Il lui faudrait anticiper leurs actions s'ils prévoyaient de s'évader, afin de les intercepter. Dans un premier temps, il n'entendit que le son des outils. Tout en travaillant sur le sublimeur de gélatonium d'une des navettes, il resta aux aguets, jusqu'au moment où il entendit une voix. C'était une exclamation de douleur.
« - Vendra ? demanda Neftin. C'était peut-être l'effet du micro, mais il avait l'air inquiet. Ça a recommencé, n'est-ce pas ?»
« - Oui, répondit péniblement sa sœur. Je les sens. Je crois qu'ils essaient de me parler. »
Harlan arrêta sa perceuse laser, troublé. De qui parlait-elle ? Des Lokis, ou bien des Néthers ? Il se souvint l'avoir vue perdre connaissance pendant l'attaque, jusqu'à-ce qu'Harlan désactive son collier de confinement. Il ne pouvait s'agir d'une coïncidence. Le pouvoir de Vendra comme des Lokis résidait dans leur esprit. Il avait dû se passer quelque chose entre eux. Peut-être étaient-ils connectés, d'une manière ou d'une autre ?
« - Mais comment est-ce possible ? continua Neftin. Ils ne sont plus sur la station, comment pourraient-ils encore communiquer avec toi, d'aussi loin ?»
« - Ils ne sont pas si loin, murmura Vendra. Je ne saurais dire où. »
« - Ne t'inquiète pas, bientôt nous serons partis de cette épave et ils ne pourront plus jamais t’atteindre !»
« - Non... Terachnos. Leurs pensées sont tournées vers Terachnos. Nous devons y aller. »
« - ...Très bien, répondit Neftin dans un soupir. C'est toi qui as raison. »
Blaze écouta encore quelques minutes, mais ils s'étaient remis au travail. Son esprit était en ébullition. Terachnos ? Mais pourquoi les Lokis s'y intéresseraient ? Un frisson imaginaire remonta le long de son échine métallique. Peut-être préparaient-ils une attaque massive. Si c'était le cas, sa priorité était de prévenir les Forces Défensives, et la survie de la station était secondaire. Si par malheur les secours n'arrivaient jamais... Il n'aurait d'autre choix que de monter à bord du vaisseau des Prog. Mais il ne voulait pas en arriver à cette extrémité. Il se remit au travail, déterminé à faire décoller cinq navettes avant la fin de la journée.
Il le fallait.
***
« - Eldren, c'est votre tour. »
Keirra se réveilla. Griffin l'appelait depuis la radio posée sur sa table de chevet.
- C'est bon, je suis là, répondit-elle, encore engourdie. Vous avez vu quelque chose ?
« - Rien de particulier. Je vous envoie les données. On se retrouve dans cinq heures. »
- Ok. Bonne nuit.
Keirra s'habilla péniblement. Pour elle, la nuit était finie. Elle s'assit à la station de surveillance et regarda dans sa caméra. À cinq heures du matin, la ville commençait à se réveiller. Les fenêtres s'éclairaient petit-à-petit, puis s'éteignaient lorsque les résidents partaient au travail. La voiture des voleurs n'avait pas bougé. La Markazienne ouvrit le rapport de Griffin, et fut surprise par la quantité d'informations qu'il contenait. Il s'était montré extrêmement précis : liste de tous les déplacements des habitants, interactions autour du véhicule, et surtout, une longue suite de noms. Avant d'arriver en ville, elle lui avait proposé de fouiller la voiture le plus vite possible. Il lui avait répondu que si les voleurs étaient encore dans l'immeuble, ils risqueraient de filer s'ils les voyaient rôder dans le coin. Il fallait d'abord déterminer si les suspects se trouvaient parmi les résidents de l'immeuble.
Keirra parcourut la liste de noms, et comprit la démarche de son coéquipier : en se basant sur les informations qu'ils possédaient, il procédait par élimination pour déterminer l'espèce des cambrioleurs. Ce qui était loin d'être une mince affaire, vu que cet immeuble abritait pas moins d'un millier de résidents, et comptait des représentants de presque toutes les espèces de la galaxie. D'après ce qu'ils avaient vu sur les enregistrements des caméras, les trois individus avaient chacun une silhouette distincte.
Aucun des trois n'était assez large pour être un Agorien. De même, leur morphologie ne correspondait pas à un Terachnoïde.
L'un d'eux était assez grand, plutôt baraqué. Pas de queue ni d'oreilles visibles, et des mains à cinq doigts, probablement un Markazien. Le second était aussi grand mais ses membres étaient plus épais. À première vue, un Grongarien ou un Terraklon, mais da démarche plus voûtée laissait supposer qu'il devait s'adapter à une longue queue qui lui servirait de balancier. Ce serait donc un Thug, mais elle ne pouvait voir la queue qui le prouverait, à cause du large sac qu'il avait jeté par-dessus son épaule et qui déformait grandement la silhouette. Le dernier était plus petit, mais n'avait pas la grosse tête des Terachnoïde. Un Fongoïde, peut-être ? L'immeuble abritait aussi quelques Oulefiens. À moins que ce ne soit un robot. Keirra vit que Griffin n'avait pas rayé cette hypothèse, étant donné qu'ils n'étaient pas sûrs que les Lokis étaient responsables du casse.
Des images se superposaient dans sa tête, cherchant à donner un visage à ces silhouettes. Elle reprit le travail de son partenaire, comparant les portraits de tous les résidents tout en gardant un œil sur les allées et venues dans la rue. Très vite, la fatigue s'estompa. Chaque fichier qu'elle mettait de côté était un pas de plus vers l'identification des suspects.
À dix heures, Griffin frappa à la porte. N'ayant pas vu le temps passer, elle lui dit d'entrer en faisant le compte de sa surveillance. Non sans surprise, elle constata qu'elle avait accompli à peine la moitié du travail fourni par le Terachnoïde.
- En même temps, dit-il en regardant la liste de noms, vous n'avez qu'un seul cerveau. Et vous avez déjà fait du bon boulot.
- Vous devrez sûrement vérifier que je n'ai pas raté quelque chose... Bien dormi ?
- Comme j'ai pu.
- On a qu'à se commander un café. Le service de chambre est compris dans la note.
Le Terachnoïde obtempéra d'un bâillement. Ils commandèrent chacun leur petit-déjeuner et s'installèrent sur le bureau de Keirra. Ils mangèrent en tête-à-tête sans dire un mot.
- Vous êtes marié, inspecteur ? demanda soudainement Keirra en avalant une gorgée d'un café aussi noir que ses cheveux.
- Euh... pourquoi cette question ? répliqua Griffin, légèrement décontenancé.
- Pour faire la conversation, tout simplement.
- ... Non. Je n'ai ni le temps ni l'envie de m'y consacrer. Et vous et Jillian ? Depuis combien de temps ?
- Dans un mois, cela fera huit ans.
- Comment vous êtes-vous rencontrées ?
- Jil est infirmière. J'ai fini à l'hôpital pendant la bataille de Meridian City, et elle a pris soin de moi pendant tout ce temps. On a fait connaissance, puis on est restées en contact quand je suis sortie. Et puis un jour... on s'est dit qu'on voulait aller plus loin. Et nous voilà.
- Je vois, répondit Griffin en déposant sa tasse vide sur le plateau. On s'y remet ? Plus vite on aura terminé, plus vite vous pourrez la retrouver.
- Si vous le dites, dit Keirra avec un sourire sans joie.
La guerre était loin d'être finie.
La journée passa lentement. Chaque déplacement devait être observé, chaque visage examiné. Keirra était perplexe quant aux méthodes de déduction de Griffin. Il excluait parfois des hypothèses non négligeables sans vraiment apporter d'argument valable. Il finit par lui expliquer qu'il prenait également en compte l'état psychologique probable du suspect et de son entourage. S'il s'agissait de Lokis ayant pris possession de personnes ordinaires, ils avaient dû s'assurer que leur absence ou leur changement de comportement serait aussi discret que possible.
Le Terachnoïde s'occupait de la partie logistique tandis que Keirra manipulait les instruments de surveillance pour s'assurer qu'aucun détail ne leur échappe. Griffin lui posait des questions extrêmement précises. Le réseau de caméras autour de l'immeuble fut mis à profit pour minimiser le nombre d'angles morts et acquérir des informations supplémentaires sur les déplacements et habitudes de tous ceux qui circulaient dans ce bâtiment.
Ils sortirent très peu de leurs chambres : ils se faisaient directement livrer leurs repas et Keirra ne s'aventura dans la rue que pour enregistrer des détails trop discrets pour les instruments.
Presque deux jours étaient passés depuis leur arrivée lorsque Griffin annonça qu'ils avaient fait le tri de tous les habitants de l'immeuble. Il restait tout de même une trentaine de suspects, mais ils savaient où chercher.
- Et maintenant, on fait quoi ? demanda Keirra.
- Nous sommes en milieu d'après-midi, répondit le Terachnoïde. D'après ce qu'en disent les caméras, tous les suspects ont quitté l'immeuble pour se rendre au travail... sauf trois, qui correspondent à nos prédictions. Ce n'est pas une coïncidence.
- Faites voir.
Griffin afficha les trois pièces d'identité. Une famille de Markaziens : le père était âgé de quarante ans et travaillait comme cadre chez Unita Motors. La mère avait trente-six ans et était technicienne de maintenance. Leur fille de treize ans allait à l'école située plus loin dans le quartier. À moins qu'ils aient tous eu un empêchement, ils ne devaient pas se trouver tous les trois à la maison à cette heure-ci. Cependant...
- Griffin, s'inquiéta Keirra, vous ne pensez pas qu'une gamine pourrait...
- Non, mais je pense qu'un Loki pourrait le faire à sa place. Ils vivent tous les trois ensembles. La famille proche est dispersée sur d'autres planètes, et ils n'ont pas l'air d'entretenir de relations fortes avec les voisins. C'est une aubaine pour les Lokis, et l'occasion pour nous de les arrêter, les trois en même temps.
- Mais si vous vous trompiez ? Ils nous verraient interroger des suspects et prendraient la fuite, ou pire !
- Je ne me trompe pas, rétorqua sèchement Griffin. Et de toute manière, l'immeuble est presque vide. Si les Lokis ont changé d'hôte pour brouiller les pistes, on n'a aucune chance de les retrouver de toute façon. Alors autant la saisir tant qu'elle est à portée. Je croyais que vous aimiez agir à l’instinct !
- ... Vous avez raison. Allons-y.
Ils descendirent dans la rue. Griffin pensait qu'une armure attirerait trop d'attention, mais ils étaient tout de même armés et vêtus de leur uniforme. Quelques passants les dévisageaient sans ralentir leur marche. Ils avançaient en affichant un air indifférent, pour faire penser à une patrouille de routine, mais le regard de Keirra suivait chaque visage passant prêt d'eux, s'attendant à tout moment à voir un Loki surgir de la foule pour les attaquer. Ils entrèrent dans l'immeuble sans que personne n'ait l'air de faire attention à eux. C'était une tour résidentielle tout-à-fait classique, aux couloirs sobres et étroits, laissant le plus de place possible aux habitations.
Les trois suspects se trouvaient dans le même appartement. Sans dire un mot face au silence de l'immeuble qui s'était vidé le temps d'une journée de travail, ils montèrent au cent-treizième étage. Keirra, une main sur la crosse de son pistolet paralysant, sonna à la porte. Pas de réponse. Elle sonna une seconde fois, sans résultat, puis Griffin utilisa sa carte d'accès fournie par la police pour déverrouiller la porte.
Ils entrèrent sans bruit, l'arme au poing. L'appartement, modeste, était terriblement mal entretenu. Visiblement, le ménage n'avait pas été fait depuis des semaines et personne ne se souciait des déchets, répandus un peu partout. De la nourriture lyophilisée principalement. Pourtant, leur utilisation avait l'air récente, comme si les propriétaires s'étaient soudainement crus dans une caverne, coupés de l'extérieur. En contournant les tas d'emballages, ils entrèrent dans le salon. Un silence pesant régnait autour d'eux. Keirra, sur ses gardes, prenait garde à ne laisser aucun coin sombre au hasard, au cas où un Loki leur tendrait une embuscade. Ils avancèrent dans le couloir du fond, et elle ouvrit lentement la première porte sur leur gauche, Griffin se tenant quelques pas en arrière pour la couvrir.
C'était la chambre à coucher des parents. Le lit, défait, prenait toute la place. Au fond de la pièce, recroquevillée contre le mur, la Markazienne serrait sa fille dans ses bras. La petite avait le visage trempé de larmes, et sa mère couvrait sa bouche pour étouffer ses sanglots. Elles avaient l'air terrifiées, mais leurs yeux ne fixaient pas que Keirra. Elle tourna la tête, juste à temps pour percevoir un mouvement brusque sur sa gauche. Elle eut seulement le temps de lever le bras, protégeant sa tête. Un cylindre de métal s'abattit sur son poignet dépourvu de protection et une vive douleur se répandit jusqu'à son épaule. En serrant les dents, elle se dégagea et tira violemment sur l'objet, qu'elle arracha sans mal des mains du Markazien qui l'attendait derrière l'entrée, tout en pointant son arme sur lui. Elle hésita à tirer, mais la facilité avec laquelle elle l'avait désarmé et l'air apeuré de son adversaire retint sa main.
- Mains en l’air ! beugla-t-elle. Exécution !
Le Markazien ne se fit pas prier et mit ses mains en évidence.
- Dé...Désolé, bégaya-t-il. On a cru qu'ils... qu'ils revenaient. Qui êtes-vous ?
- Police de Meridian City. De qui parlez-vous ? Des Lokis ?
- Je ne sais pas, ce sont... des fantômes, ils étaient ici, je crois qu'ils ont essayé de nous...
Il s'arrêta, comme s'il avait oublié le reste de sa phrase. Puis il la fixa d'un air implorant.
- Je... Je ne sais plus. Nous nous sommes retrouvés ici, nous ne savons pas ce qui s'est passé, je vous le jure !
Sans baisser son arme, Keirra recula lentement.
- Griffin, qu'en pensez-vous ?
- Difficile à dire, répondit le Terachnoïde en faisant prudemment le tour de la pièce pour s'approcher des deux Markaziennes, toujours cachées derrière le lit. Quand avez-vous vu ces fantômes, et que faisiez-vous avant leur apparition ?
- Il y a quelques instants, répondit la mère dans un murmure, en serrant plus fort sa fille dans ses bras. Avant... c'est flou. Puis vous êtes arrivés.
Keirra baissa lentement son arme. Ils avaient l'air sincères, mais comment en être sûrs ? Elle s'apprêtait à demander à Griffin d'appeler des renforts, ne serait-ce que pour mettre tout le monde en sécurité, mais un signal soudain l'interrompit. Il provenait de l'équipement de surveillance.
- C'est la voiture, constata-t-elle. Elle vient de démarrer !
- Les Lokis s'enfuient, conclut Griffin. Nous les avons manqués de peu.
- Je pars à leur poursuite ! s'écria Keirra en sortant de la chambre. Occupez-vous d’eux !
Elle n'avait pas le temps d'attendre l'ascenseur. Leur véhicule disposait des autorisations de la police, il pouvait donc passer en contrôle manuel et sortir des voies de circulation. Elle lui ordonna de venir se garer juste en-dessous de la baie vitrée du salon. L'intelligence artificielle rudimentaire du véhicule fit le trajet en quelques minutes. Keirra ouvrit la fenêtre et se précipita sur le siège de conducteur. Le volant était déjà sorti du tableau de bord. Elle l'empoigna et descendit en direction de la rue. Malheureusement, les Lokis avaient déjà une avance considérable, mais elle voyait toujours leur véhicule au loin. Ils ne s'étaient pas encore rendus invisibles, elle en déduit qu'ils devaient attendre le moment opportun pour disparaître.
- À toutes les forces de police de Luminopolis, ici Keirra Eldren, je demande des renforts pour interception du véhicule immatriculé CR-201180-E au niveau de l'Avenue Garblack !
« - Bien reçu, Lieutenant, répondit le poste de contrôle du commissariat. Plusieurs unités ont été redirigées vers votre position. La liaison satellite est en cours. »
Quelques secondes plus tard, la location exacte de sa cible s'afficha sur l'interface de ses lentilles à réalité augmentée. Les satellites militaires pistaient la voiture et retransmettaient l'information à tous les agents de police du coin. Elle slaloma à toute vitesse entre les panneaux publicitaires et les voies de circulation qui se croisaient à l'infini sur toute la hauteur des gratte-ciels. Même si les embouteillages étaient rares à cette heure, elle ne pouvait se permettre d'emprunter les routes conventionnelles. Cependant, elle vit que le véhicule des Lokis faisait de même. Ils avaient encore dû trouver le moyen de passer en contrôle manuel. En se représentant leur position dans un plan en trois dimensions, elle établit un itinéraire pour les intercepter.
Sa voiture était loin d'être un bolide. Ils avaient été contraints de conduire en civil pour éviter d'attirer l'attention, mais elle en faisait maintenant les frais. La direction était peu réactive, adaptée aux virages des larges voies de circulation. Elle frôla un bâtiment, puis quelques panneaux et faillit heurter un pont aérien avant de s'accoutumer aux commandes poussives.
Les Lokis n'avaient que peu d'échappatoires. S'ils descendaient dans les nuages, ils se rendraient invisibles aux satellites mais seraient obligés de ralentir pour ne pas heurter le réseau d'alimentation de la ville, cachée à la vue des citoyens. Les milliers de câbles et de tuyaux formaient une toile impénétrable, et ils ne pourraient se cacher éternellement dans ce dédale. Le port spatial était facile à bloquer et même eux ne pourraient passer le barrage. En revanche, en partant par une voie à grande vitesse, ils pourraient activer leur module d'invisibilité sans craindre une collision et s'échapper au milieu des zones industrielles séparant les agglomérations, aussi vastes que des continents. Ils devaient absolument être stoppés avant de dépasser le péage.
Elle disposait d'une bonne accélération, qu'elle mit le plus possible à profit, mais son maître atout résidait dans sa connaissance de la ville. Les Lokis prenaient des trajectoires erratiques et partaient sur de longs détours pour éviter les barrages de police. Elle passa par les ouvertures étroites entre les immeubles, remonta une ligne de train-grav pour prendre de l'allure et réussit à se rapprocher d'eux en déboulant dans la voie principale à pleine vitesse, esquivant de peu un train de marchandises qui passait par là. Les mains fixées au volant par l'adrénaline, elle gardait un œil sur la flèche brillant devant ses yeux, pointant maintenant vers le bas. En tournant son véhicule sur le côté, elle vit celui des Lokis, quelques centaines de mètres plus bas, avançant dans une petite voie et poursuivi par deux voitures de police. Elle était largement en avance sur eux, et pourrait les intercepter en piquant du nez. Le problème, c'est qu'une vingtaine de voies remplies de véhicules les séparait. Elle prit quelques secondes pour évaluer la vitesse relative de tous ces obstacles. Ils se rapprochaient de l'un des tunnels traversant la ville d'un bout à l'autre, permettant d'éviter les embouteillages. Si elle manquait sa cible, ils perdraient leur trace trop longtemps pour les retrouver ensuite.
C'était maintenant ou jamais. Elle se pencha en avant, accompagnant le mouvement de sa voiture alors qu'elle partait en piqué à plus de quarante mètres par seconde.
Elle espérait que les intelligences artificielles des véhicules seraient suffisamment réactives pour éviter des accidents sur les voies qu'elle traversait. Les bobines antigrav gémissaient sous les à-coups brusques de Keirra. Elle serait en train de flotter en impesanteur si la vitesse ne le plaquait pas contre son siège. Son esprit était entièrement focalisé sur sa trajectoire. À cette allure, une collision mettrait immédiatement fin à la poursuite. Plus bas, le véhicule des Lokis prenait de la vitesse et la Markazienne réagit en écrasant la pédale d'accélérateur. Les mêmes mots se répétaient en boucle dans sa tête : droite, freine, gauche, haut, tout droit, plus vite.
Un violent choc accompagné d'un crissement métallique détourna son attention. En esquivant un autocamion, elle avait heurté un panneau publicitaire. Une longue rayure se dessina le long de la carrosserie en une pluie d'étincelles de métal déchiré. Un voyant s'alluma sur le tableau de bord : une barre d'acier s'était fichée entre l'essieu et la bobine arrière droite, endommageant cette dernière.
L'impact lui fit perdre le contrôle du véhicule, qui commença à partir en vrille, alors qu'il ne lui restait que quelques dizaines de mètres à parcourir.
Poussant à fond sur le volant, elle se servit de la bobine restante à gauche pour contrer la rotation tout en remontant le nez de la voiture avec les propulseurs avant. Malgré la perte d'aérodynamisme, son inertie l'entraînait toujours vers le bas. Dès qu'elle fut stabilisée, elle mit toute la poussée vers le haut. Elle encaissa quelques g, mais elle avait été entraînée pour résister à une perte de connaissance. Dans un ultime roulis, elle passa au travers de la dernière voie de circulation, entra brièvement dans les nuages pour remonter aussitôt et s'engouffrer dans le tunnel, à quelques mètres seulement de la voiture des Lokis.
Cependant, il était trop tôt pour souffler. Elle avait perdu de la puissance lors de son accrochage, et le véhicule des Lokis était en train d'accélérer. Ignorant les protestations du moteur, elle écrasa de nouveau la pédale des gaz. La voie était peu utilisée, mais ils étaient loin d'être seuls.
Elle contourna quelques camions, longea le bord de la voie si près qu'elle pouvait distinguer son reflet dans la paroi de verracier du tunnel, avant d'émerger de l'autre côté. Elle était juste devant les Lokis et il n'y avait plus d'obstacle pour la gêner. Balançant son poids sur le côté en même temps que le volant, elle pilonna les freins. Sa voiture glissa sur l'air, se retourna et se retrouva à contre-sens, nez-à-nez avec celle des Lokis. Elle poussa la propulsion vers l'avant, faisant se rencontrer les pare-chocs et forçant les Lokis à ralentir. Les trois bobines restantes montrèrent rapidement des signes de surchauffe, mais Keirra n'en démordait pas. Elle devait faire attention à garder sa direction à l'exacte inverse de sa cible, sinon son capot glisserait et elle serait éjectée dans le décor. En serrant les dents autant que ses mains sur le volant, elle fixait les trois Lokis qui lui faisaient face. Ils avaient pris possession de trois ouvriers Terraklon. L'un deux, assis à côté du conducteur, leva un bras tentaculaire dans sa direction.
Keirra n'eut pas besoin de signe supplémentaire. Elle baissa immédiatement la tête pour s'abriter derrière le tableau de bord, au moment ou un souffle d'énergie passait sur sa voiture. Le toit fut arraché et la décharge vint se perdre dans le plafond du tunnel qui vola en éclats, faisant tomber une pluie de verre sur ses épaules. Plusieurs brûlures et plaies sur son visage et ses mains lui faisaient mal, mais l'état de sa voiture l'inquiétait bien d'avantage. Le capot avait été déchiqueté, un épais nuage de fumée s'échappait du moteur et les bobines antigrav étaient en train de rendre l'âme. Le Terraklon la visa à nouveau. À travers leur pare-brise réduit en miettes, elle vit son œil unique briller d'une lueur violette. Dégainant son pistolet d'un geste vif, elle tira plusieurs fois, en plein dans son visage. Surpris par sa réactivité, le Loki ne put esquiver et s'effondra sur son siège, paralysé. À son côté, le conducteur accéléra, bousculant la voiture de Keirra, qui commençait à basculer.
Sentant qu'elle allait être éjectée, la Markazienne lâcha le volant et se hissa sur le capot fumant, luttant contre les bourrasques qui menaçaient de la faire glisser, puis bondit sur le toit de l'autre voiture alors que la sienne partait en tourbillonnant vers la paroi du tunnel. Ne pouvant supporter la pression, le générateur antigrav explosa, projetant une pluie de débris incandescents. Aucun d'entre eux n'atteint Keirra, plaquée contre la carrosserie et filant à presque deux cents kilomètres heure. Le vent l'obligeait à plisser les yeux. Heureusement, des barres de métal étaient fixées sur le toit pour permettre de transporter un coffre externe. Attrapant d'une main la barre de droite, elle bascula par-dessus bord et se suspendit dans le vide, les deux pieds appuyés sur le bas de la portière arrière.
La décharge d'énergie du Loki avait brisé toutes les vitres de la voiture. Keirra pointa son arme au travers, droit sur le Loki assis sur la banquette. Elle tira, mais ses projectiles furent piégés dans une barrière transparente et glissèrent autour de sa cible pour aller se ficher dans la carrosserie derrière lui. Son adversaire riposta immédiatement en envoyant une nouvelle décharge énergétique qui arracha la portière contre laquelle Keirra était suspendue et dont elle s'écarta juste à temps. Ses deux pieds balançant dans le vide, elle lutta pour retrouver une prise. Le vent appuyait sur ses tympans et la poussait vers l'arrière, comme une main qui chercherait à lui faire lâcher prise. Le Loki sortit à moitié par l'ouverture, sûr de pouvoir l'achever.
Son pistolet ne lui servirait à rien. À moins que...
Elle visa la bobine antigrav sur sa droite et la cribla de tirs jusqu'à la détruire. Le véhicule perdit l'équilibre un court instant, de même que ses passagers. Profitant de cette occasion, elle lâcha prise et se laissa entraîner par le vent, qui l'envoya droit sur le Loki. Elle passa ses jambes autour de sa taille, se laissa glisser pour se retrouver derrière lui, et passa son bras sous son cou. Tout en serrant sa gorge pour l'étrangler, elle chercha une prise de l'autre main pour se raccrocher à la voiture. Le Terraklon ne se débattit pas. Mais Keirra ressentit une sensation désagréable. Alors que le corps de son adversaire commençait à luire, un froid intense la recouvrit. C'était mauvais. Relâchant sa prise, elle saisit son arme et plaqua le canon sur la tempe du Terraklon.
- Bloque ça ! cria-t-elle en vidant ce qui lui restait de balles paralysantes sur son crâne.
La forme luminescente se résorba à l'intérieur du corps inconscient. Keirra réussit à s'accrocher et à monter dans la voiture, tout en ramenant le Terraklon en sécurité sur la banquette pour l'attacher. Le conducteur était en train de stabiliser leur trajectoire. Sans perdre une seconde, Keirra saisit un nouveau chargeur et l'inséra dans son arme. Mais alors qu'elle la pointait vers la tête du dernier Loki, ce dernier se retourna en un clin d'œil et saisit son poignet. Il le tordit avec une force surnaturelle, si bien que la douleur lui fit lâcher son arme. De sa main libre, elle essayait de se dégager mais la prise du Loki était un véritable étau. Elle commença à lui donner des coups de pied dans les côtes pour le faire relâcher la pression, mais se retrouva soudainement incapable de bouger le moindre muscle.
Le Terraklon se mit à luire comme son congénère quelques instants plus tôt, et une silhouette fantomatique en émergea. Elle commença à remonter lentement le long de son bras. Keirra ne pouvait même pas cligner des yeux. Elle était sûre que la créature, savourant sa victoire, était en train de sourire. Elle sentit un contact glacé sur son bras lorsque la forme s'en rapprocha, telle un prédateur rampant en équilibre sur une branche.
Ses yeux, fixés droit devant elle, virent cependant ce que le Loki avait oublié : ils étaient en contrôle manuel sur une voie de circulation. La voiture, déséquilibrée par la perte d'une des bobines, tirait sur la droite et finit par heurter un autre véhicule. À l'allure à laquelle ils volaient, le plus petit impact pouvait être dévastateur. Le véhicule partit en vrille et passa au travers de la paroi du tunnel, émergeant au milieu des gratte-ciels.
Le choc éjecta les deux passagers contre la carrosserie. Sonnée, mais à nouveau aux commandes de son corps, Keirra se jeta sous le siège pour chercher son pistolet qui s'était glissé dessous. Tous ses membres lui faisaient mal. Elle s'était peut-être cassé quelque chose. Mais elle voyait déjà le Loki, retourné dans le Terraklon, reprendre ses esprits, et distinguait confusément des panneaux par la fenêtre. La voiture, toujours en train de tourbillonner, se dirigeait droit vers une rue commerçante.
Elle devait reprendre le volant le plus vite possible. Trouvant finalement son arme, elle tira à bout pourtant dans l'abdomen du Terraklon. Le corps, entraîné par la gravité, chuta hors du siège et tomba sur le passager à côté de lui. Keirra n'était pas en meilleure position : elle glissa au travers de l'ouverture béante dans le flanc de la voiture. Lâchant pour de bon son arme, elle se rattrapa au bord. De nouveau suspendue dans le vide, elle sentit une douleur cuisante au niveau de ses côtes, probablement cassées.
La voiture continuait de se diriger droit vers la voie piétonne. Keirra essaya de se hisser à l'intérieur, mais le véhicule continuait de tourner sur lui-même. Décidant de changer de stratégie, elle se servit du roulis pour atteindre l'autre côté. À plat ventre sur le capot, la tête vers le volant, elle attrapa ce dernier et s'efforça de corriger la trajectoire, regardant derrière elle pour voir où elle se dirigeait.
Un immense plan d'eau se trouvait au milieu de la place. Ce serait suffisant pour atterrir, mais il fallait qu'elle redresse pour l'atteindre. En poussant de toutes ses forces sur le volant, elle fit remonter le nez de la voiture. Elle passa à toute vitesse en rase-mottes sur la place, faisant s'envoler un nuage de poussière et de divers détritus. Les passants s'écartaient précipitamment sous son passage. Lorsque le bout du véhicule toucha la surface de l'eau, elle tendit le bras pour couper le moteur et roula sur le côté pour éviter de se retrouver dessous.
Le petit lac était profond d'une trentaine de centimètres, tout au plus. Keirra eut l'impression qu'on la jetait sur un mur. Elle ricocha sur la surface liquide sur une dizaine de mètres avant que la tension de surface ne cède et qu'elle ne coule au fond, laissant une traînée d'écume derrière elle. À travers l'eau, elle entendit le crissement de la voiture sur le métal, mais elle n'en sut pas plus, car elle perdit connaissance bien avant de toucher le fond.