Ratchet & Clank: Mind Games - Chapter 18

Author: Arayn

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Griffin se leva de son siège pour la centième fois depuis leur départ de Polaris. Il n’y avait guère de place dans le vaisseau du contrebandier : une couchette, une cuisine minuscule, un coin pour sanitaires et un placard constituaient l’espace de vie, tandis que le reste de la soute était réservée aux marchandises. Le Terachnoïde avait dû se ménager un lit de fortune entre deux conteneurs.

L’inspecteur fit le tour des quelques mètres carrés d’espace praticable, puis revint s’asseoir sur la caisse qui lui servait de fauteuil. Le contrebandier était allongé sur le siège du pilote, les pieds sur le tableau de bord et le chapeau rabattu sur les yeux. Par-delà la paroi du cockpit s’étendait le vide intergalactique. Bien sûr, le tunnel hyperspatial était identique à n’importe quel autre, mais Griffin pouvait presque sentir l’absence d’étoiles, de planètes, de… tout. Il soupira bruyamment, et le contrebandier se redressa.

— C’est votre premier voyage vers une autre galaxie ? demanda-t-il en le fixant du coin de l’œil.

— Non. Mais d’habitude, le vaisseau est équipé d’un système d’hypersommeil.

— Navré, mais c’est la seconde classe ici. Ce n’est que quatre jours de voyage. Essayez de trouver quelque chose à faire, suggéra-t-il en haussant les épaules.

— Nous allons parcourir plus de deux millions d’années-lumière en quatre jours. Cela ne vous fait rien ?

— Plus vraiment. Ce n’est pas la première fois. Vous avez le mal de l’espace ?

— Le Terachnoïde a les tripes fragiles ! jacassa l’oiseau d’une voix stridente. Il va pourrir la moquette !

— Je ne suis pas malade en hyperespace, répliqua Griffin en ignorant la remarque du volatile. J’ai juste du mal à appréhender l’échelle d’une galaxie quand on peut la traverser en une journée.

— Vous préfèreriez les vieux appareils où on vous faisait rester des décennies en cryo-sommeil ?

— Je n’ai pas dit ça. L’infiniment grand me perturbe, c’est tout.

— Donc c’est pour ça que vous êtes devenu inspecteur de police ? demanda le contrebandier en haussant le sourcil de son œil valide. Pour rester terre-à-terre ?

— En partie. Et regardez-moi maintenant : en train d’enquêter sur une conspiration à l’échelle du gouvernement galactique !


Le contrebandier retira ses pieds du tableau de bord, au grand soulagement de Griffin, qui craignait que son chauffeur n’appuie sur une commande sensible par mégarde. Ce qui était bien entendu absurde, étant donné que le vaisseau était en pilotage automatique. L’homme à la peau bleu-gris désigna du menton le moteur furtif, toujours installé sur le générateur. Il leur avait permis de passer les contrôles frontaliers sans se faire repérer. L’inspecteur constatait à quel point ce genre d’appareil pouvait avoir une valeur inestimable pour les marchands clandestins.

— Vous avez une idée de qui a commandé ce gadget ? le questionna-t-il.

— Plusieurs personnes sont au courant de leur existence, répondit Griffin en écartant les mains, comme pour englober tous les suspects. La question est de savoir qui parmi eux peut effectivement en commander un, sans le faire savoir. Ensuite, il faudra que je trouve une preuve suffisamment solide pour l’inculper.

— Donc vous n’en savez rien.

— J’ai quelques pistes. Meryl est sûrement au courant, mais il n’a pas le pouvoir d’en commander un. Chacun des vingt-quatre amiraux est une option, de même que Talwyn Apogée. Enfin, il reste les membres éminents du conseil présidentiel, de Pollyx Industries et de Gadgetron. Sans oublier les gros bonnets de Solana : le président Phyronix et sa fille, l’état-major des Rangers…

— Cela fait beaucoup de possibilités.

— C’est pour cela que j’ai besoin d’une preuve concrète. Je ne peux pas me baser sur leur profil psychologique pour deviner lequel est plus susceptible de trahison, car nous recherchons un Loki.

— Alors vous cherchez lequel a le plus de chances d’être possédé.

— Exact. Ce fait chuter les suspects de Solana en bas de la liste. Phyronix a été assez malin pour fermer les frontières dès le début de la crise. Je ne peux dire si c’était suffisant, mais il est plus probable qu’il s’agisse d’une personne vivant sur Polaris.

— Et vous avez une méthode pour dénicher le parasite ? Qu’est-ce qui vous dit que je ne suis pas un Loki ?

— De ce que j’ai compris, ils ont du mal à se comporter « normalement ». Mais si le commanditaire du cambriolage a réussi à s’infiltrer à ce niveau au sein de nos dirigeants, c’est qu’ils doivent avoir un sacré bon acteur… Donc je n’ai pas de méthode infaillible. J’imagine que si vous me laissez terminer mon enquête tranquillement, vous serez innocenté.

— C’est bon à savoir. Je compte rester deux jours sur Kalebo III. C’est suffisant ?

— Je m’en contenterai.


***


Les arabesques énergétiques du tunnel furent remplacées par le firmament constellé d’étoiles, et l’inspecteur poussa un soupir de contentement. Le voyage se terminait enfin, après ces quatre jours interminables. Devant eux, Kalebo III étendait ses vastes océans et ses immenses continents verdoyants. Gadgetron s’était approprié ce système plusieurs décennies plus tôt, en raison de la richesse des autres planètes et de l’hospitalité de celle-ci, sur laquelle ils avaient installé une villégiature administrative. L’entreprise avait usé de tout son savoir pour recouvrir la planète d’infrastructures tout en préservant un environnement idyllique : les résidences et les hôtels fastueux se trouvaient en bord de mer ou à l’intérieur des terres, bordant les lacs d’eau douce cachés au milieu de vallées naturelles soigneusement préservées.

Les bâtiments administratifs et les installations de R&D étaient quant à eux bâtis sur de gigantesques villes flottantes, situées loin des côtes pour ne pas gâcher la vue. Cette planète contribuait beaucoup à la réputation de Gadgetron, qui se gardait bien de montrer au public les autres astres du système, ravagés par l’industrie. Les entreprises de Polaris avaient certes les mêmes procédés, mais elles n’installaient généralement pas leur siège sur une planète privatisée entourée d’usines géantes : elles préféraient se rapprocher des centres névralgiques de la galaxie.


Le contrebandier conduisit son vaisseau à proximité des postes de douane. Il valait mieux subir la sécurité orbitale plutôt que d’être découverts une fois à la surface. La couverture de Griffin n’allait pas lui ouvrir toutes les portes, mais il devrait se débrouiller. Il jouait le rôle d’un expert en équipement high-tech, accompagnant son collègue, un « honnête marchand indépendant », pour s’assurer de la validité des produits. Pour entrer dans le personnage, il avait dû enfiler un veston bleu ciel ridicule affublé d’un badge montrant sa fausse identité, ainsi qu’une casquette qui lui grattait l’arrière du crâne. Il était certain que le contrebandier se payait sa tête en lui faisant porter un tel accoutrement, mais il n’avait malheureusement pas pu s’y soustraire.

Ils passèrent sans mal les contrôles, l’inspecteur en déduisit que son chauffeur n’en était pas à sa première visite. L’officier de garde rechigna un peu à laisser passer Griffin, avec le risque qu’il s’approche des installations, mais ses papiers étaient parfaitement en règle. À contrecœur, il le fit embarquer dans une navette qui les conduisit à la surface.

Quelques minutes plus tard, lorsque la porte s’ouvrit sur l’entrée de la ville flottante, Griffin ne put retenir un sifflement admiratif. Les bâtiments d’acier et de verre turquoise ne partageaient pas la même base, et formaient un gigantesque archipel artificiel. Certaines structures s’enfonçaient profondément sous la mer, d’autres flottaient sur d’épais supports maintenus par d’énormes bobines antigrav. Des rochers jaillissaient parfois de l’eau, indiquant qu’ils s’étaient installés là où le fond sous-marin se rapprochait de la surface. Des rails serpentaient de plateforme en plateforme, déposant matériel et passagers aux quatre coins de la ville. Il y avait presque autant de robots que d’organiques, et tous travaillaient et circulaient dans un va-et-vient constant. L’endroit était cependant plutôt calme, et n’avait rien à voir avec le chaos de Meridian City.

Griffin regarda sous ses pieds. Il se trouvait sur un disque de verracier, entouré d’un cadre métallique d’où partaient plusieurs ponts et passerelles. Des dizaines de mètres en contrebas, les vagues s’écrasaient sur les piliers de support et les murs en partie immergés. Pris d’un vertige soudain, l’inspecteur releva les yeux vers le contrebandier, qui toussota pour attirer son attention.

— Je vous laisse le moteur furtif, dit-il d’un ton légèrement menaçant. Faites votre enquête comme vous le voulez, mais je veux que ce gadget soit de retour sur mon vaisseau dans quarante-huit heures. Je ne voudrais pas que notre accord se solde sur une mauvaise arnaque.

— Compris. Amusez-vous bien.


L’homme grogna et tourna les talons pour s’adresser à un robot guide. Griffin se mit à marcher en direction du hall d’accueil, qui s’élevait à une hauteur vertigineuse au-dessus de la ville, en réfléchissant à sa prochaine destination. En suivant la trace des différentes pièces composant le moteur, il était arrivé à la conclusion qu’elles avaient été assemblées ici. Restait à trouver le responsable de la production et le convaincre de lui parler.

Le Terachnoïde passa la porte du hall et s’arrêta. Visiblement, ce lieu était d’avantage conçu pour les visiteurs que pour les employés : des vitrines de toutes tailles étaient répandues un peu partout, surplombées par le plafond de verre très loin au-dessus. Le bâtiment comptait plus d’une centaine d’étages, dont les allées étaient ouvertes sur l’espace principal. Les matériaux composant le sol et la décoration étaient nobles, du bois foncé aux cristaux polis couleur émeraude. Des plantes exotiques ornaient une vaste fontaine au centre du hall. Des jets d’eau colorés par des projecteurs jaillissaient de la surface turquoise et s’élevaient au travers d’hologrammes géants représentant les directeurs de Gadgetron s’étant succédés au fil des âges. L’un d’eux attira son attention : Wendell Lumos, le PDG actuel. Voilà une bonne piste pour commencer.

Griffin suivit les instructions de l’un des innombrables guides robotiques et se rendit au dernier étage. Par-delà la balustrade, il discerna le bout des jets d’eau, montant à plus de trois cents mètres de hauteur avant de revenir s’écraser en contrebas. Le bureau de Lumos se trouvait exactement en face de l’entrée du bâtiment. Griffin ne fut pas surpris de découvrir le conduit d’un ascenseur privé, sans doute prévu pour permettre au patron de se rendre n’importe où en un rien de temps. La porte du bureau n’était pas gardée, et l’inspecteur entra tranquillement.

Le battant métallique s’ouvrit sur un couloir, et une jolie Cazare à la crinière rousse l’accueillit, assise derrière un guichet.

— Bonjour, monsieur Farley. Vous aviez rendez-vous ?

— En fait, je viens un peu à l’improviste, s’excusa-t-il en croisant les bras derrière son dos. Pourrais-je parler à Monsieur Lumos ? Je dois lui parler au plus vite des dernières règlementations sur l’utilisation des synthénoïdes.

— J’ai bien peur que son agenda ne soit très chargé. Je peux vous obtenir une entrevue dans…

— Je me permets d’insister, la coupa Griffin en sortant sa véritable carte d’identité de son veston ridicule. L’urgence de la situation m’a forcé à prendre part à cette mise en scène, mais je ne peux me permettre d’attendre que votre patron se libère. Cela ne prendra que quelques minutes.

— Euh… je reviens tout de suite.


La secrétaire quitta son guichet et partit d’un pas pressé vers le bureau de Lumos, au bout du couloir. Elle ouvrit doucement la porte et passa la tête dans l’ouverture. Quelques instants plus tard, elle revint accompagnée d’un homme à la carrure épaisse, dont la tête orange et aplatie était garnie de huit yeux, qui réajusta la cravate de son costume sur mesure et le contourna en le gratifiant d’un regard mauvais. Griffin répondit en haussant les épaules et suivit la Cazare jusque dans le centre névralgique de la plus grande entreprise de Solana.

Wendell Lumos se tenait debout derrière son bureau, les paumes appuyées sur le cadre métallique. Le PDG de Gadgetron était de petite taille, mais les yeux de Griffin étaient situés à mi-hauteur de son corps, à la base de son énorme crâne. Même les personnes aussi grandes que les Terachnoïdes les regardaient souvent de haut. Sa peau était couleur vert pomme, quoique plus foncée aux extrémités. Le centre de son visage était plus pâle, et ses yeux jaunes étaient cachés sous d’épais sourcils grisonnants. Avec sa barbichette, c’étaient les seules traces de pilosité qui ornaient sa tête. De petites taches sombres recouvraient sa peau en plusieurs endroits, de façon assez similaire à celles que portaient les Markaziens. Des lunettes en croissant de lune étaient posées sur son nez rond, maintenues par un lien passant au-dessus de ses oreilles sans pavillon. Griffin remarqua aussitôt qu’il était stressé : son front luisait de transpiration, ses pommettes rougissaient et ses doigts pianotaient frénétiquement sur la table.

— J’espère que vous avez une très bonne raison d’interrompre ces négociations, inspecteur.

— À vous de juger. Cela concerne la sécurité de Polaris.

— On m’a parlé de beaucoup de choses qui concernent la sécurité de Polaris.

— Je pense qu’une entité parasite s’est emparé du gouvernement.

Lumos leva un sourcil, puis baissa les yeux en soupirant et lui fit signe de s’asseoir.

— Dites-moi tout.

— Je suppose qu’on vous a mis au courant de l’existence des Lokis ?

— Bien sûr. Vous soupçonnez qu’ils se sont infiltrés au gouvernement ?

— Exact. Je pense que Gadgetron est impliqué, et vous pouvez m’aider à les débusquer, mais j’ai besoin que vous me prouviez d’abord que vous n’êtes pas possédé.

— Vous n’êtes pas sérieux ?

— Je suis on ne peut plus sérieux. C’est l’une des raisons pour laquelle je mène cette enquête clandestinement. Je ne peux vous faire part de mes informations tant que je ne suis pas sûr de ce qui se trouve en face de moi.

— Comme vous voudrez, soupira-t-il en regardant sa montre. Vous avez un détecteur de Lokis dans votre manche ?

— Je suis le détecteur, répondit l’inspecteur en croisant les mains, les coudes sur la table. Commencez par me dire ce que je ne sais pas sur les Lokis.

— Comment voulez-vous que je…

— J’ai passé quatre jours en espace intergalactique, le coupa-t-il en le fixant. Les informations ont circulé plus vite que moi. Allez-y, parlez-moi des parasites.


Lumos soupira de nouveau, puis se mit à lui révéler tout ce qu’il savait sur l’ennemi. Griffin l’écouta attentivement, sans le quitter des yeux. Il n’apprit rien de vraiment important, mais il avait un talent pour déceler les menteurs et les cachottiers, et l’homme qui se trouvait devant lui disait la vérité. Quand il eut terminé, l’inspecteur hocha la tête, satisfait. S’il avait été roulé, c’était qu’il lui fallait de toute façon rendre sa plaque. Il fit alors part au PDG de ses découvertes : le cambriolage du Muséum, la filature des trois Lokis, l’enquête sur le moteur furtif. À mesure qu’il parlait, le visage de Lumos s’assombrissait. Finalement, il demanda à voir la pièce à conviction. Griffin l’extirpa de son sac et la lui tendit.

— Vous êtes bien sûr qu’il a été assemblé ici ? demanda l’homme en l’examinant sous une loupe virtuelle.

— Toutes les pistes mènent sur cette planète.

— C’est très étrange. Cet appareil ne correspond pas à ses équivalents.

— C’est-à-dire ?

— Nous avons construit cinq moteurs furtifs, destinés à équiper les chasseurs Pénombre. J’ignore leur position actuelle, mais celui-ci a été construit à part. Ces rainures de cryptage, expliqua-t-il en montrant les marques qui avaient confondu les logiciels d’analyse de la police, ont été ajoutées lors de la fabrication des pièces. Il est impossible qu’elles aient pu être ajoutées ensuite. Or, nous n’avons pas inclus de telles gravures dans les plans d’origine.


Griffin se pencha en arrière et réfléchit, le tentacule posé sur le menton. Le Loki avait donc commandé un nouveau moteur plutôt que de subtiliser un des chasseurs furtifs.

— J’imagine que la commande d’un tel gadget ne figure pas dans vos registres ?

— Attendez… fit Lumos en consultant son ordinateur. Non, je confirme.

— Mais les pièces qui le composent sont certainement répertoriées. Combien de temps faudrait-il pour retrouver la date de leur commande et leur client ?

— Cela dépend, toutes n’ont pas la même rareté. Combien de temps avez-vous ?

— Je dois être parti dans moins de deux jours.

— Je vois. Je peux restreindre les recherches aux composants les plus essentiels et les plus simples à isoler du reste de la production. Nos logiciels auront fait le tri d’ici quelques heures.

— Ce sera suffisant. Vous avez un coin où je peux m’installer ? Assez proche de votre bureau, si possible.

— Euh… Peut-être, si vous voulez me suivre…


Le patron le guida jusqu’à un coin de la pièce. Il activa un levier dissimulé, une porte dérobée s’ouvrit dans le mur. Griffin fut surpris de découvrir une chambre de l’autre côté. Les murs étaient tapissés de posters des championnats de hoverboard. Des dizaines de maquettes et de figurines articulées étaient exposées un peu partout. En face du lit trônait un écran diffusant un boucle les images des courses. L’immense baie vitrée donnait droit sur le circuit de Kalebo, suspendu dans les airs. En entrant, le Terachnoïde faillit trébucher sur une figurine, posée sur la moquette comme si quelqu’un l’avait fait tomber récemment… ou avait joué avec.

— Navré pour le désordre, s’excusa précipitamment Lumos en ramassant le jouet d’un air embarrassé. Vous pouvez vous installer sur le bureau, dans le coin. Vous ne pourrez pas trouver plus proche pour venir me voir.

— J’apprécie le geste, sourit Griffin d’un air légèrement moqueur.


L’inspecteur poussa les maquettes étalées sur l’espace de travail et s’installa. Un ordinateur muni d’un projecteur holographique était incrusté dans le bureau. Lumos lui donna un accès inconditionnel aux archives – Griffin n’avait de toute façon pas le temps ou l’envie de fouiller dans les secrets de Gadgetron.

Il commença par classer les dizaines de composants du moteur, en se servant de la liste qu’il avait construite sur Polaris. Grâce à la base de données, il savait combien de pièces étaient commandées, par qui et à quelle date. Il chercha les commandes les plus évidentes, de la part de clients inhabituels, éventuellement mentionnant des gravures de cryptage. Il ne se contraignit pas à filtrer les entrées au-delà d’une courte période, et consulta même les commandes provenant de la galaxie Bogon, pourtant bien moins impliquée dans les affaires de Polaris et Solana.


Il avait à sa disposition plusieurs cerveaux et toute la puissance de calcul accordée au PDG de Gadgetron. GruminNet était si minutieusement organisée qu’ils n’autorisaient pas la moindre intervention extérieure. Le simple fait d’organiser des visites de leurs usines représentait un risque de perte de productivité. En fait, le gouvernement peinait à leur envoyer des agents d’inspection pour s’assurer qu’ils ne déraillaient pas. Gadgetron était une entreprise plus terre-à-terre, proche de ses clients et investisseurs, et conservait précieusement des registres détaillés de toutes leurs activités. Les Grumins faisaient probablement la même chose, mais heureux l’inspecteur qui aurait la chance d’accéder à ces archives au complet ! Il lui fallut tout de même presque vingt heures pour rassembler tous les indices. Il ne dormit pas, et ne prit que de rares pauses de quelques minutes pour s’alimenter. Son hôte n’osa pas le déranger, jusqu’à-ce ce que le Terachnoïde ne surgisse dans son bureau le lendemain, un disque de stockage à la main.

— J’ai les informations sur les pièces, déclara-t-il en insérant le disque dans l’ordinateur de Lumos.

— Qu’avez-vous découvert ?

— J’ai mis à jour la liste de tous les clients, la date de commande des pièces et les lieux où les accords ont été conclus.


Griffin activa le projecteur et des écrans transparents apparurent au-dessus du bureau.

— Comme vous pouvez le voir, chaque pièce a été commandée par une personne différente. Les appels ne provenaient jamais du même endroit, et l’historique remonte à presque quatre ans.

— Dans ce cas, questionna Lumos en fronçant les sourcils, comment les avez-vous mises en commun ?

— Tous les composants ont dormi dans différents entrepôts pendant des années, puis ont ressurgi récemment pour être transportés… jusqu’ici, expliqua Griffin en faisant converger les affichages holographiques sur Kalebo III, affichant une date et une heure.

— Il y a un mois et trois jours, poursuivit-il, la chaîne de montage 17b a accueilli soixante-huit employés et s’est mise en marche à vingt-deux heures – horloge locale, pour s’arrêter quatre heures et treize minutes plus tard.

— Ce sont des chaînes automatisées, rétorqua le patron. Elles fonctionnent en permanence en dehors des maintenances. De plus, nos employés robotiques travaillent souvent de nuit…

— C’est là le hic, souleva l’inspecteur en affichant la liste des employés. Aucun d’entre eux n’était un robot. De plus, le registre indique que les machines de l’usine étaient arrêtées durant cette période, mais que la chaîne a tout de même tourné. Je trouve cela un peu gros comme coïncidence, monsieur le directeur.

— Vous voulez dire que des Lokis se sont infiltrés dans cette usine pour assembler le moteur ? C’est impossible, aucun employé organique ne peut accéder aux installations de nuit, la sécurité l’aurait fait remarquer si une telle infraction s’était produite !

— J’ai bien peur que la sécurité ne fût également dans le coup. Puis-je savoir où se trouvent les membres du personnel présents sur le site cette nuit-là ? S’ils présentent des troubles de la mémoire, nous serons fixés.

— Bien sûr, mais je ne vois pas comment…


Troublé, Lumos pianota quelques instants sur son écran personnel. Il fronça ses épais sourcils, entra d’autres commandes, revérifia ses résultats, puis s’humecta les lèvres avant de se tourner à nouveau vers Griffin.

— Il… Semblerait que chacun des employés présents ce soir-là aient quitté l’entreprise.

— Je vous demande pardon ?

— Ils ne sont pas tous partis d’un coup, s’expliqua le PDG en réajustant ses lunettes. Mais après quelques jours, ils étaient tous partis. Ce genre de choses arrive assez fréquemment…

— Vous en êtes sûr ? appuya l’inspecteur. Comment une démission de masse a-t-elle pu passer inaperçu ?

— Écoutez, je dirige une entreprise comptant plusieurs dizaines de millions de salariés, alors si une centaine d’entre eux venait à disparaître…

— Où sont-ils maintenant ?

— Allez savoir, rétorqua-t-il en haussant les épaules. Je ne suis pas omniscient. J’imagine qu’ils sont rentrés chez eux, ou…

L’homme s’arrêta, et déglutit à grand peine. « Ou se sont-ils faits tous tuer ? » pensa Griffin à sa place. Voilà qui compliquait les choses. Cependant, il était maintenant sûr que tous ces gens avaient été sous l’emprise de Lokis durant l’assemblage. Or, ces parasites ne pouvaient pas se déplacer seuls. Ils avaient dû prendre possession d’autres personnes pour pouvoir approcher les employés. En remontant cette piste, il devait pouvoir remonter jusqu’à la source. Quelqu’un avait bien organisé tout cela… Peut-être qu’en cherchant un facteur commun, un lieu où ils s’étaient tous rendus ou une personne qu’ils auraient rencontrée…

— Odyxon ? appela Lumos. Hé, inspecteur !

— Oui ? demanda Griffin, tiré de ses pensées.

— Vous étiez ailleurs. Que comptez-vous faire, maintenant ? C’est-à-dire que mon emploi du temps est assez serré.

— Puis-je accéder à la Salle de la Connaissance depuis votre chambre ?

— Bien sûr, je suis raccordé au HoloNet. Vous comptez rester ici ?

— En effet, répondit le Terachnoïde en retournant à son poste de travail. Et je ne dirais pas non à un café.


***


L’heure tournait. Et pourtant, Griffin n’arrivait à rien. Il avait la plus grande base de données de la galaxie à sa disposition et il lui était impossible de parvenir au moindre résultat ! De frustration, il repoussa le bureau. La chaise à roulettes se déplaça jusqu’à la baie vitrée, et l’inspecteur appuya son crâne en surchauffe contre la surface fraîche du verracier. Une course d’hoverboards se disputait en contrebas. Comme Lumos aurait préféré la regarder d’ici, inventant un prétexte stupide pour se retirer de ses affaires et profiter du sport !

Griffin promena son regard le long de la piste, sur les gradins, l’écran du classement. Encore des noms et des chiffres, cela n’en finissait pas. Si seulement il pouvait se téléporter jusqu’à IRIS…


Le Terachnoïde secoua la tête. C’était évidemment impossible. De plus, la comète Kreeli qui abritait le supercalculateur avait été déplacée jusqu’à la Station Spatiale Apogée, et il fallait passer au travers de semaines entières de procédures pour obtenir une entrevue avec l’intelligence artificielle. Rien que de penser qu’Apogée ou Ratchet et Clank puisse y accéder comme bon leur semblait avait le don de l’énerver. De quel droit gardaient-ils se savoir pour eux ?

Il secoua à nouveau la tête. Les pirates de l’espace s’étaient emparés d’IRIS pendant longtemps, ils voulaient juste éviter de la perdre à nouveau. Il ne fallait pas se tromper d’ennemi. Mais avec ces parasites qui pullulaient dans la galaxie, impossible de se fier à qui que ce soit. Et si Wendell Lumos était à ce moment en train de réfléchir à la meilleure façon de le tuer ?


« Encore des pensées inutiles » soupira-t-il. Après presque quarante heures sans dormir, il avait de plus en plus de mal à réfléchir correctement. Pourtant, il le fallait bien…

Son regard s’attarda dans le ciel de Kalebo III. Le bleu azur se confondait avec l’eau brillante qui s’étendait sous leurs pieds. Soudain, un dirigeable publicitaire surgit de derrière les nuages cotonneux. Sur l’écran trônait une image du président Phyronix. À cette distance, son visage devait bien mesurer huit mètres. C’était déjà la période des élections ? Combien de temps restait-il à Wencalas avant que Polaris ne les organise aussi ? Avec les Lokis, il ne s’en était pas rendu compte…


Le président.

Cette pensée traversa Griffin comme un éclair. Un vulgaire employé de Gadgetron ne laissait que peu de traces sur le réseau, quant à savoir précisément les personnes qui l’avaient croisé…

Mais un président galactique ou un amiral des Forces Défensives était difficilement perdu de vue. L’excitation gonfla l’inspecteur à bloc, qui se rua sur son bureau. La Salle de la Connaissance comportait évidemment un registre indiquant chacun des déplacements des personnalités importantes de Polaris. Il compara leur position le jour où l’assemblage avait eu lieu…


***


— J’ai trouvé ! s’écria Griffin en débarquant dans le bureau de Lumos.


Ce dernier était en train de serrer la pince d’un robot cyclope s’apparentant à une sorte de calmar. Il avait manifestement l’air gêné, d’autant que la porte vers sa « chambre secrète » était restée grande ouverte derrière l’inspecteur.

— Euh… Ce fut un plaisir, chère madame Zuilt. J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir.


Le robot inclina la tête, un sourire amusé – était-ce vraiment un sourire ? – sur ses mandibules mécaniques, et quitta le bureau. L’air mécontent, Lumos invita Griffin à s’asseoir.

— Qu’avez-vous trouvé ?

— Je pense que le Loki derrière le cambriolage, et certainement d’autres choses, a pris possession de Wencalas.

— Julius ? s’étonna le patron. Mais… Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?


L’inspecteur marqua une pause, observant son interlocuteur. Par précaution, il avait enregistré ses données et conclusions sur son ordinateur personnel et envoyé le tout au contrebandier, mais Lumos avait l’air réellement surpris.

— Premièrement, le président était en visite sur Kalebo III le jour où le moteur a été assemblé.

— Vous appelez ça une preuve ? Cela pouvait très bien être une…

— Deuxièmement, le coupa-t-il, j’ai trouvé une corrélation entre tous les clients qui ont commandé les pièces : ils suivent exactement le même parcours que lui.

— Que voulez-vous dire ?

— Chaque fois qu’une pièce a été commandée, Wencalas se trouvait sur la planète d’où provenait l’appel. Deux ou trois fois passent encore, mais cela correspond à cent pour cent des composants. Il est tout simplement statistiquement impossible qu’il ne soit pas impliqué. C’est le seul dénominateur commun. Tout concorde : les employés, uniquement organiques, qui disparaissent peu après cette nuit-là sans laisser de trace…

— Cela ne pourrait pas être un membre du cercle présidentiel, un proche ?

— J’ai déjà vérifié. Cette opération s’étend sur presque quatre ans : Polaris est passée par de nombreuses crises durant cette période, et peu de membres du gouvernement sont restés en place bien longtemps. Seuls restent une partie des amiraux, Talwyn Apogée et le président. Or, seul Wencalas s’est rendu sur toutes ces planètes, au gré de ses déplacements officiels. Enfin, l’existence de ces moteurs furtifs sont certes connus de certaines personnes, mais seule une poignée d’entre elles dispose des plans de la machine, et des fonds nécessaires pour acheter toutes les pièces en passant par des clients dispersés dans plusieurs galaxies.


Lumos s’écroula dans son fauteuil, vaincu. Bien sûr, il n’y avait aucune preuve irréfutable, et tout cela pouvait être un immense coup du sort, mais tout convergeait dans la même direction… Des gouttes de sueur perlèrent sur son front, et son visage prit une teinte plus pâle.

— Vous voulez dire que depuis toutes ces années, je prends régulièrement le thé un monstre sanguinaire ?

— Je ne sais pas, répondit Griffin en toute franchise. Nous ignorons si certains Lokis ont la faculté d’accéder aux souvenirs de leurs hôtes. Peut-être que son influence s’est faite subtile, diluant des ordres dans l’ombre au fil des années…

— Quelle est la suite du programme ?

— Je retourne sur Iglak, déclara l’inspecteur en passant son sac en bandoulière. L’Amirale Apogée doit être prévenue au plus vite.


***


La nuit était tombée sur Axiom City. Les puissants éclairages qui illuminaient la ville ne suffisaient pas à masquer les centaines de points brillants qui constellaient le ciel. Bougeant trop rapidement pour qu’il s’agisse d’étoiles ou de satellites, ils se divisaient, s’intensifiaient et traçaient des lignes agréables très loin au-dessus des gratte-ciels et des milliards d’habitants de Terachnos.

La flotte de défense de Polaris gardait la planète, prête à recevoir l’envahisseur. La population avait reçu l’ordre de se réfugier dans les niveaux inférieurs et les zones sécurisées. Le trafic et l’activité incessante avaient laissé place à des voies vides, des canyons de verre et de métal d’ordinaire cachés par d’innombrables véhicules, passants et drones automatisés. Si on oubliait les écrans publicitaires et l’éclairage public, on aurait pu se croire sur une planète morte.

Depuis que l’armada de Ziering était partie d’Iglak, quelques heures plus tôt, l’état d’urgence avait été déclaré. Même si les Forces Défensives pensaient surprendre les Lokis, la possibilité d’une attaque restait terriblement envisageable. Des patrouilles quadrillaient le système et ses planètes, et les voies hyperspatiales avaient été considérablement ralenties pour permettre à la sécurité de ne rater aucune intrusion ennemie. Le même processus s’était appliqué à Kortog et à quelques autres systèmes de l’espace central. Seule Iglak continuait de tourner à plein régime pour compenser le ralentissement du reste de la galaxie. Apparemment, l’Amirale Apogée s’y était fortement opposée, mais il semblait que même elle n’avait réussi à convaincre les dirigeants de tout boucler.


Blaze n’arrivait toujours pas à croire qu’ils soient parvenus à passer le blocus militaire et à descendre sur la planète. Harlan avait bien fait son boulot, et le trio était officiellement enregistré comme des employés de Pollyx. L’huile du robot avait cependant failli tourner lorsque la sécurité avait fait passer les jumeaux devant plusieurs scanners. Ces gadgets tout neufs permettaient de détecter instantanément tous les Lokis dans leur rayon d’action, et seuls les robots étaient dispensés du test.

Cela aurait dû être une formalité pour les jumeaux, mais l’appareil avait fourni un résultat étrange lors du passage de Vendra : sans confirmer la présence d’un Loki, des fluctuations semblant correspondre à leur empreinte énergétique émanaient directement de son corps. Ce phénomène était sûrement dû à sa connexion avec les créatures, mais il donnait surtout l’impression que Vendra était un Loki ayant pris forme physique !

Le contrôleur avait recommencé plusieurs fois la procédure, pensant que la machine était dysfonctionnelle. Mais après une vérification avec un autre scanner, l’analyse était toujours la même. En voyant l’officier s’agiter peu à peu, Blaze avait bien cru que la situation allait dégénérer. Puis l’homme s’était calmé, et les avait libérés comme si de rien n’était. Le détecteur de Lokis n’avait pas endommagé les holo-déguisements des jumeaux, et ils purent emprunter une navette pour se rendre à Axiom City. C’était durant le voyage, à l’abri des oreilles indiscrètes, que Vendra lui avait expliqué qu’elle avait appliqué un léger contrôle mental sur l’officier pour altérer sa mémoire et lui faire oublier ce qu’il avait vu. Cependant, les résultats de l’analyse étaient toujours dans l’ordinateur et ce n’était qu’une question de temps avant que la sécurité ne se rende compte de l’intrusion.


Arrivés sur le parvis désert de Pollyx Industries, ils se heurtèrent à un nouveau problème.

— « Interdit aux Agoriens », lit Neftin sur l’écriteau à côté de la porte principale. C’est quoi cette histoire ?

— J’imagine que les humiliations rituelles des Terachnoïdes par les grands rouges ne doivent pas être du goût de Pollyx, répondit Blaze. C’est bien notre veine de nous balader avec un géant !

— Hum… Quand nous l’avons kidnappé, il y a deux ans, je m’étais déjà déguisé en Agorien pour l’approcher.

— Ça explique tout. Il ne reste plus qu’à vous trouver quelque chose d’une taille similaire… Pourquoi pas un guerrier cragmite ?

— Ou une pancarte « Tirez-moi dessus ! », répliqua Neftin en grinçant des dents, ce serait plus efficace.

— Et ce ne serait pas pour me déplaire.

— Arrêtez, vous deux, ordonna Vendra d’une voix glaciale.

— C’est-à-dire que nous sommes coincés, Miss Prog. Vous ne pouvez pas nous téléporter à l’intérieur ?

— Je ne préfère pas utiliser mes pouvoirs maintenant, et aussi près des Lokis. Nous devrons trouver un autre moyen.

— Commençons par cesser ce rassemblement public au milieu d’une place déserte.


Le trio fit semblant de quitter la zone et s’éclipsa dans un coin plus discret, à l’abri des regards et des caméras.

— Officiellement, reprit Blaze, nous sommes toujours employés de la sécurité, sinon nous aurions été arrêtés en orbite. Ils ne se donc pas encore rendus compte qu’ils avaient un Agorien dans leurs registres. Les scanners biométriques nous laisseront passer, puisque Neftin n’est pas vraiment un Agorien, mais nous devons absolument éviter les regards. Et comme je doute que Pollyx Industries se soit arrêté de tourner, passer la bouche en cœur par la porte principale me paraît une mauvaise idée.

— On applique le plan C ? proposa Neftin. Blaze fait entrer un conteneur directement par la porte du hangar pendant qu’on se cache à l’intérieur.

— Tu négliges un détail, répondit Vendra. Nous sommes reconnus comme des membres de la sécurité. Si Blaze se comporte comme un employé, ils vont se poser trop de questions. D’autant que Pollyx n’engage que des Terachnoïdes. Les rares robots qui travaillent pour lui sont cantonnés à des rôles de nettoyeurs ou de serveurs.

— Vous n’avez pas tort, appuya Blaze. De toute façon, je suis grillé dès le départ avec mon identifiant des Forces Défensives, même avec un holo-déguisement. Cependant… Pourquoi vous ne vous en chargeriez pas, Vendra ?

— Je vous demande pardon ?

— Vous avez le bon physique pour prendre l’apparence d’un Terachnoïde. Vous pilotez le chariot magnétique, pendant que Neftin et moi sommes cachés dans un conteneur. Vous nous déposez dans un coin tranquille, et on y est !


Le robot écarta les bras pour signifier l’évidence de cette solution. Pourtant, le regard entendu que Neftin jeta à sa sœur n’avait rien d’encourageant. Cette dernière tourna la tête et fit une moue mi-gênée, mi-agacée. Cet air de gamine était si inattendu que Blaze faillit éclater de rire, mais il n’était pas assez suicidaire pour cela.

— Il y a un problème, finit-elle par avouer. Je ne sais pas conduire.

— Il serait temps, répondit le robot en haussant son sourcil. Vous n’avez jamais conduit ?

— Je n’en ai jamais eu besoin. D’habitude, c’est Nef’ qui…

— Je vois, soupira-t-il. Heureusement, il n’est jamais trop tard pour apprendre… Nous allons procéder étape par étape. D’abord, nous devons trouver un véhicule. Je vous ferai un cours accéléré, puis nous irons à l’entrepôt. Ce n’est pas si compliqué, vous verrez.

— Je l’espère. Nous devons nous dépêcher.

— Hé, ce n’est pas moi qui ralentis tout le monde !


***


Le moteur du chariot magnétique vrombit et le véhicule s’éleva dans les airs. Vendra, installée tant bien que mal dans la petite cabine, serrait fort le volant de ses tentacules de Terachnoïde. Leur destination se trouvait trois cents mètres en contrebas. Elle devrait longer la paroi de la tour, puis s’engager sur les voies de circulation pour passer l’immense porte qui donnait sur le hangar.

— Aïe ! s’écria la voix étouffée de Neftin derrière son dos. Vous ne pouvez pas prendre plus de place ?

— Parlez pour vous, rétorqua Blaze. Et surtout, parlez moins fort ! Vous avez bien verrouillé le placard ?

— Oui, le Terachnoïde n’est pas près d’en sortir.

— Il va se réveiller, au moins ? Vous lui avez fait une belle bosse.

— Je connais ma force.

— Alors arrêtez de pousser, le conteneur va éclater !

— Silence ! siffla Vendra. J’essaie de me concentrer.


Elle s’humecta les mandibules et commença à descendre, doucement. Comment les Terachnoïdes avaient pu devenir une espèce aussi avancée sans avoir de mains ? Ses doigts avaient été remplacés par des articulation cartilagineuses, recouvertes d’une peau molle et de ventouses visqueuses qui n’avaient rien d’agréable au toucher. Sans parler de son énorme et lourde tête, surplombant son corps rachitique monté sur des pattes de crustacé. À quoi pouvaient servir plusieurs cerveaux quand il fallait utiliser tant de ressources pour se mouvoir correctement ?

Elle tâcha de se détendre et de se rappeler les consignes données par Blaze. Elle avait eu l’impression de bien se débrouiller lors des quelques essais qu’ils avaient effectués après le vol du véhicule, mais elle était encore dans son déguisement de Markazienne à ce moment. Ces derniers partageaient beaucoup de traits avec elle, et il était assez simple de s’y habituer. Un Terachnoïde en revanche, c’était clairement une autre planète !

Elle donna quelques à-coups dans le volant pour redresser sa trajectoire. Le moteur s’emballa une seconde, secouant la conductrice et ses passagers, confinés dans le minuscule conteneur qu’ils avaient déniché avec le chariot magnétique.

— Inutile d’être aussi brutale, lui rappela Blaze par la radio de l’engin. Allez-y en douceur, comme… Vous savez, au jeu de la pince dans les fêtes foraines.

— Je ne suis jamais allée dans une fête foraine. Et l’orphelinat ne proposait pas beaucoup de jeux.

— On a tous eu une enfance difficile.

— Vous avez été rejeté par un monstre extradimensionnel et grandi dans un orphelinat corrompu au-dessus d’une montagne hantée ? demanda Neftin.

— D’accord, je m’incline.


Vendra eut un sourire doux-amer à l’évocation de ces souvenirs lointains. Quelle idiote elle avait été de s’être laissé manipuler de cette façon par les Néthers ! Il était hors de question que cela se reproduise. Neftin et elle voulaient seulement la liberté, vivre seuls loin de tout… et ces Lokis s’y opposaient. Ils devaient donc être détruits.

Sa détermination raffermie, elle se concentra mieux sur sa conduite, et mena quelques minutes plus tard le chariot devant la porte de l’entrepôt. La zone était bondée de militaires et d’employés de Pollyx, ce qui contrastait avec le reste de la ville, plongé dans le silence. À l’extérieur de la tour, des balises lumineuses traçaient des voies aériennes sur lesquelles circulaient déjà plusieurs chariots magnétiques. Son conteneur était petit par rapport aux énormes chargements qui entraient dans le bâtiment. Elle sentait qu’ils étaient tous remplis de fragments de Toranux. À mesure qu’elle s’en approchait, les murmures s’intensifiaient peu à peu. Arrivée devant le poste de contrôle, c’était comme un bourdonnement assourdissant dans ses oreilles. Elle dut se concentrer pour les ignorer et entendre ce que disait le Terachnoïde qui gardait l’accès.

— Vous êtes en retard, et votre manifeste de livraison faisait mention de deux conteneurs, remarqua-t-il.

— J’ai eu… Un souci technique avec le chariot, mentit Vendra. Le moteur est reparti, mais je ne pouvais transporter qu’un petit chargement.

— Et où se trouve l’autre partie ?

— Il vous attend… Quai D25, répondit-elle en jetant un coup d’œil au message envoyé par Blaze sur le tableau de bord.

— Ces fragments sont dangereux, la réprimanda-t-il d’un air suspicieux. Pourquoi n’avez-vous pas appelé une dépanneuse ?

— Je vous l’ai dit, insista-t-elle en appliquant une légère pression mentale, j’ai eu un souci technique.

— Problème technique, oui, répéta le Terachnoïde en clignant mollement des yeux. Vous pouvez passer. Il doit rester de la place entre les rangées G7 et G9.

— Merci. J’enverrai le chariot en révision ensuite.

— C’est très aimable à vous…


Elle laissa le garde à la voix pâteuse derrière elle et avança le chariot à l’intérieur du gigantesque hangar. Des milliers de conteneurs étaient soigneusement empilés, surveillés et contrôlés par des dizaines de Terachnoïdes portant l’uniforme de Pollyx Industries. Sur les passerelles suspendues à différentes hauteurs circulaient le personnel de sécurité et de maintenance.

Les rangées indiquées à Vendra se trouvaient légèrement à l’écart, là où les piles de conteneurs ne montaient pas encore jusqu’au plafond. Elle posa le chariot un peu trop vite et les bobines antigrav raclèrent le sol avant qu’elle ne réussisse à stabiliser le véhicule. Heureusement, personne ne semblait l’avoir entendue au milieu du vacarme ambiant. Ils se trouvaient au fond d’un vaste labyrinthe de métal, et il n’y avait personne en vue. Vendra ouvrit doucement le caisson qu’elle transportait, et son frère et Blaze en sortirent. Neftin avait désactivé son holo-déguiseur, et ces quelques minutes de voyage semblaient avoir été une véritable séance de torture. Son frère s’étira, remettant ses articulations en place en grognant. Blaze se contenta de se déplier et d’inspecter toutes les issues. Elle sauta du siège de conducteur avec soulagement et désactiva aussi son déguisement.

— Je pense que nous sommes tranquilles pour un moment, affirma le robot. Vendra, vous avez encore besoin de quelque chose ?

— Non, tous ces conteneurs sont remplis de fragments de Toranux… Et de Lokis. Je dois juste m’approcher un peu.


Elle s’avança jusqu’à un caisson métallique long de presque vingt mètres, et actionna la commande d’ouverture complète. Les panneaux latéraux pivotèrent vers le haut, dévoilant un énorme cristal de plus de deux mètres de large brillant d’une lueur mauve. Vendra s’éleva à sa hauteur et posa sa main sur la surface lisse. Le contact était glacé, et elle sentit des fourmillements sous sa paume. Elle ferma les yeux et laissa s’exprimer les murmures, projetant sa conscience à l’intérieur de Toranux.

Il était enfin l’heure d’obtenir des réponses.


***


L’alerte rouge résonna dans le Gardien vingt minutes avant la sortie de l’hyperespace. En un rien de temps, tout le vaisseau était sur le pied de guerre, ainsi que le reste de la flotte. Ratchet se réveilla aux côtés de son équipe. Il avait pu se reposer quelques heures durant le voyage, et se sentait prêt à en découdre. Il s’équipa rapidement et suivit le mouvement des groupes de soldats qui se rendaient au hangar. Certains embarquèrent dans des chasseurs, d’autres à bord des dizaines de navettes qui allaient aborder la flotte adverse. L’escadrille Alpha – la sienne – devait décoller en premier, et leurs vaisseaux se trouvaient proches de l’énorme porte qui les séparait du vide spatial.

Le Lombax embarqua directement dans Aphélion, et Clank prit place à ses côtés.

— Café ? proposa la voix féminine du vaisseau en faisant sortir un gobelet fumant du tableau bord.

— J’y crois pas, s’esclaffa Hisat en passant à côté de lui, le casque sous le coude. Tu as installé un distributeur de boissons dans un chasseur lombax ?

— Et pourquoi pas ? rétorqua-t-il en lui tendant le gobelet. C’est ma tournée.


Le Markazien accepta le cadeau avec un sourire amusé et monta dans son appareil. Tous les pilotes de son escadrille partageaient le même modèle, qui sacrifiaient leur capacité défensive pour des performances et une puissance de feu rivalisant avec celles d’Aphélion. Ils s’étaient entraînés avec ces vaisseaux, et avaient appris à les maîtriser aussi bien que leurs bolides de course.

Ratchet activa sa visière à réalité augmentée, et un compte à rebours situé dans un coin de sa vision lui indiqua qu’il ne restait que quelques minutes avant le passage en vitesse subluminique. Clank vérifia une dernière fois que tous les systèmes du vaisseau étaient opérationnels, puis toussota pour attirer son attention.

— Tu te sens prêt ?

— On ne peut plus ! affirma le Lombax en bombant le torse. Mais avant qu’on aille dérouiller ces Lokis, j’aurais une question à te poser.

— Je t’écoute.

— Cela m’est venu tout d’un coup… Mais les Lokis qu’on affronte actuellement ont l’air de pouvoir entrer et sortir de leurs hôtes sans problèmes, non ? Idem pour les anciens de Toranux, avant l’explosion.

— C’est le constat général, en effet.

— Alors pourquoi le Loki de Magnus avait eu besoin d’un extracteur d’énergie protomorphique il y a quatre ans ? Tu crois qu’il avait un handicap, ou autre chose ?

— Souviens-toi, le Loki de Magnus avait déjà pris possession de l’animal du Docteur Croïd bien avant notre arrivée. Il n’avait alors pas eu besoin d’extracteur. Je pense que cette machine pouvait leur servir d’amplificateur pour les aider à s’emparer de créatures plus imposantes, ce qu’ils sont incapables de faire en temps normal. Cela explique que le Loki de Magnus en ait eu besoin pour prendre possession du Grivelnox. De plus, te rappelles-tu avoir aperçu des créatures géantes durant ta vision de Toranux ?

— Non, c’est vrai, admit le Lombax. Mais maintenant qu’ils sont retournés au labo de Croïd, tu penses qu’on pourrait croiser des monstres énormes sur leurs vaisseaux ? Certains espaces sont suffisamment grands…

— Étant donné qu’ils ont pu contrôler ces tortilleurs sur Magnus, ils ont sans doute eux aussi récupéré la technologie du Docteur… Je ne peux malheureusement pas te confirmer qu’ils se sont contentés de posséder des créatures de taille normale, avoua Clank d’un ton embarrassé.

— Bon… Au moins, on sera bientôt fixés.

— Pour le moment, espérons que la nouvelle de l’attaque n’est pas parvenue jusqu’à la flotte ennemie.

— Ça aussi, on le saura bientôt, répondit Ratchet en jetant un œil au compte à rebours.


Ce dernier se rapprochait dangereusement de l’instant fatidique. Le Lombax ferma le cockpit d’Aphélion et fit chauffer les moteurs. Au même moment, une intense décélération secoua le cuirassé, signe de la sortie de l’hyperespace. Depuis leur position, ils n’avaient aucun moyen de voir à l’extérieur. Ratchet se brancha aussitôt sur le canal du poste de commandement, conscient de la pression qui devait accabler les soldats qui n’y avaient pas accès.

— Flotte ennemie en vue ! s’écria l’officier des senseurs.

— Déployez l’ansible de communication ! aboya Ziering. Placez nos bâtiments en formation défensive numéro huit et ouvrez les portes du hangar !


Les lourds battants se déverrouillèrent et s’écartèrent lentement, l’atmosphère du vaisseau étant maintenue par un champ de force blanchâtre. À perte de vue, des nuages sombres et violacés s’enroulaient autour de milliards de rochers aux formes écharpées suspendus dans le vide spatial. La lueur des étoiles alentours peinait à filtrer à travers la nébuleuse. Suivant leur composition, certains nuages reflétaient et diffusaient une lumière mauve et cendrée, d’autres l’absorbaient et créaient des zones d’ombres plus vastes que des planètes. En face d’eux, par-delà un champ d’astéroïdes plus dense qu’une place marchande de Meridian City un jour de soldes, se tenait l’armada Loki. D’après les senseurs, son organisation n’avait pas changé, mais de nouveaux vaisseaux de petite taille étaient venus la renforcer. Comme posés sur la mer de débris spatiaux, ils semblaient attendre quelque chose. Cette vision donna des sueurs froides au Lombax, mais il se ressaisit vite. La flotte avançait, et il fallait se débarrasser de ce champ d’astéroïdes.


Le Lombax donna l’ordre de décollage. Les sept chasseurs s’élevèrent dans les airs, encore maintenus par la gravité artificielle du Gardien. Sans attendre, Ratchet se propulsa en avant, suivit par ses équipiers. Ils traversèrent le champ de force et se retrouvèrent dans le vide. Ils s’éloignèrent du hangar de quelques centaines de mètres puis plongèrent de façon à se retrouver face à la proue du cuirassé. L’imposant vaisseau se déplaçait bien plus lentement qu’eux, et ils dépassèrent ses réacteurs de poupe en quelques secondes. Sans sortir de la zone protégée par son puissant bouclier, ils firent à nouveau demi-tour et se déployèrent en ligne au-dessus du poste de commandement, alignés avec la trajectoire de la batterie de proue.

— Escadrille Alpha en position, annonça Ratchet.

— Reçu, répondit l’amiral. Préparez-vous à activer la bombe.


Le générateur de singularité était déjà chargé dans le canon principal. Il fallait trois artilleurs pour le manœuvrer, et autant de techniciens pour l’entretenir. Cependant, il était parfait pour propulser cette bombe. Lentement, la tourelle pivota en direction du centre de la formation ennemi. De l’énergie commença à s’accumuler à son extrémité, signe d’un tir imminent. Ratchet poussa à fond la manette des gaz, et le groupe de chasseurs fonça à pleine vitesse vers l’avant du cuirassé, prêts à intercepter le projectile.

— Feu ! rugit Ziering.

— Maintenant ! renchérit le Lombax.


Une déflagration électromagnétique propulsa la bombe à plusieurs centaines de mètres par seconde. Au même moment, sept longes cinétiques se fixèrent sur la cage métallique. L’escadrille forma un cercle et commença à tracter l’objet vers l’avant, l’accélérant encore plus.

— Cible verrouillée, confirma Clank.

— Ouais, s’écria Thoz, comme à l’entraînement !

— On va rentrer dans le champ d’astéroïdes, dit Ratchet en allumant les phares d’Aphélion. Accrochez-vous !


Ils s’engagèrent dans le maelström de débris. La bombe se déclencha, et une sphère noire apparut au centre de la cage. Aussitôt, une déformation contracta l’espace autour de la bombe, et les rochers comme les chasseurs furent attirés vers la singularité. Heureusement, ces bolides étaient suffisamment rapides pour « semer » la bombe, et ils continuèrent d’avancer toujours plus vite. Leur temps était limité : la bombe mettait deux secondes à s’activer, et le trou noir explosait après dix secondes. Douze secondes pour parcourir presque vingt kilomètres, il s’agissait de ne pas traîner !

Ratchet changeait perpétuellement de direction. À cette vitesse, il était impossible de rester en ligne droite plus d’un instant. Une nuée de minuscule débris s’écrasait en continu sur son bouclier. L’affichage de sa visière calculait sans arrêt de nouvelles trajectoires à cause du mouvement des obstacles. Rapidement, lui et les autres pilotes ne firent plus confiance qu’à leur instinct. Ils n’avaient pas à se soucier des petits astéroïdes avalés par la bombe, mais certains les forcèrent presque à faire demi-tour. Les manœuvres incessantes des chasseurs mirent à mal les longes cinétiques. Un lien qui lâchait pouvait signifier leur mort à tous : détruits par la singularité ou écrasés sur un obstacle après la perte de contrôle…

Ratchet suait à grosses gouttes. Les amortisseurs inertiels peinaient à compenser l’accélération, et le Lombax sentit plusieurs fois qu’il passait à la limite de l’inconscience, lorsqu’un voile noir recouvrait partiellement ses yeux. Si les gants de sa combinaison n’avaient pas été étanches, ses mains auraient glissé de nombreuses fois sur les manettes qu’il serrait à s’en faire blanchir les phalanges. Il avait l’impression que son ouïe était exacerbée, que chaque transmission de ses ailiers ou de Clank était hurlée dans ses oreilles. Sa vision n’était plus qu’un tunnel au bords flous. Il n’osait regarder derrière lui, mais il savait qu’ils étaient en train de tracter tout le champ d’astéroïdes avec eux. Peu à peu, seconde après seconde, ils se rapprochaient de la flotte Loki. Les nombres se confondaient dans son esprit, entre le décompte de la bombe et la distance avec l’ennemi qui ne faiblissait jamais assez vite… Tout n’était qu’un tourbillon de noir, de violet et de lumières numériques.


Soudain, ils arrivèrent dans une zone moins dense. Ratchet avait le souffle court, et les battements de son cœur martelaient ses tempes. Ils étaient encore beaucoup trop loin, et il put apercevoir les tourelles des Lokis qui se tournaient vers eux. Ils n’avaient plus de temps pour la prudence.

— Post-combustion ! aboya-t-il.


Aussitôt, les réacteurs se mirent à briller d’un éclat aveuglant. Ce furent sept comètes incandescentes, poursuivies par un champ d’astéroïdes, qui traversèrent les dernières centaines de mètres les séparant de leurs cibles. Il ne leur faudrait qu’une fraction de seconde pour passer au travers de la flotte ennemie. Ratchet écrasa de son poing le bouton de séparation de la longe cinétique, à l’instar de toute son escadrille. Libérés de l’attraction du trou noir, ils accélérèrent encore plus, se soustrayant au feu nourri des vaisseaux Lokis. Les pilotes étaient plaqués contre leur siège, les compensateurs inertiels peinant à réduire la pression. Derrière eux, une intense lumière irradia l’espace. Ratchet risqua un regard en arrière : la singularité s’était effondrée exactement à l’endroit prévu. Une puissante impulsion ionique déferla sur la flotte, perturbant les boucliers et les senseurs. S’il y avait eu de petits vaisseaux à proximité de l’explosion, ils auraient été déchiquetés par les ondes gravitationnelles. Dans la foulée, les millions d’astéroïdes lancés sans moyen de ralentir entrèrent en collision avec les bâtiments. Certains des débris furent réduits en poussière par les tirs de barrage, d’autres s’écrasèrent sur les boucliers, et d’autres encore continuèrent leur route et s’éloignèrent de la flotte, flottant au gré des courants gravitationnels.

Lorsque les réacteurs menacèrent de surchauffer, les pilotes ralentirent enfin. Ils avaient atterri au beau milieu d’un nuage de poussière, des centaines de kilomètres au-dessus des Lokis. Ratchet reprit son souffle et tapota le tableau de bord, comme pour féliciter Aphélion.

— Rien de cassé ? demanda-t-il à ses compagnons en regardant Clank d’un air aussi surpris qu’excité.

— Mes boucliers sont morts, répondit Taelor, mais on recommence quand tu veux !

— Attends cinq minutes, tu veux ? rétorqua Hisat. Et si on pouvait éviter de traîner une arme de destruction massive derrière nous la prochaine fois, ça m’arrangerait.


***


L’Amiral Ziering contempla l’onde de choc de l’explosion se dissiper dans la nébuleuse. « Ils l’ont fait », pensa-t-il, impressionné malgré lui. Il n’appréciait pas le tempérament impulsif de Ratchet, mais il fallait avouer que le Lombax avait le sens du spectacle. À présent, il espérait qu’ils n’étaient pas tous morts dans l’explosion…

— Où en sont nos communications ?

— Nos senseurs sont perturbés par les rejets de particules, mais nous devrions récupérer nos capacités d’ici quelques instants, répondit l’enseigne.

— Et l’ansible ?

— La balise est en place, nous serons en ligne avec l’état-major dans trois minutes.

— Très bien. Le chemin est dégagé, passons à l’attaque. Formation « Bouclier levé », gardez les hangars fermés. Et prévenez-moi dès que le contact avec l’escadrille Alpha sera rétabli.

— À vos ordres !


La flotte se mit en branle. Les huit cuirassés se placèrent en un cercle large autour du Gardien, et les six porte-nefs moins défendus restèrent en retrait. Les croiseurs formaient des ceintures de défense autour des vaisseaux capitaux, et les corvettes se préparaient à appuyer les escadrilles de chasseurs. Les destroyers fourniraient un feu de couverture sur les navettes d’abordages. Le but de cette formation était de puiser dans les protections lourdes des vaisseaux les plus imposants et de laisser les plus petits protéger les porte-nefs et leurs appareils.

À peine la manœuvre était-elle terminée que les senseurs purent à nouveau distinguer les vaisseaux ennemis. Momentanément troublés par l’explosion, les Lokis n’avaient pas le temps d’adopter une posture de défense optimale. Ils arrivaient par leur côté le moins protégé, ce qui donnerait le temps à la flotte de pénétrer leur périmètre.

— Batteries ioniques longue portée ! ordonna l’amiral après quelques secondes supplémentaires. Visez les vaisseaux capitaux ! Préparez nos missiles Hydra et donnez la pleine puissance aux boucliers avant !


Des dizaines de tourelles se levèrent. À cette distance, il était inutile d’essayer de viser à l’œil nu. Le regard rivé sur leur écran de contrôle, les artilleurs étaient tous en communication pour assurer la distribution des cibles. Des projectiles de pure énergie jaillirent des canons, accélérés à dix pourcents de la vitesse de la lumière. Illuminant brièvement les nuages comme si la foudre avait frappé, les décharges ioniques éclatèrent contre les boucliers ennemis, projetant des éclairs sur toute la surface des écrans déflecteurs. Aussitôt, les Lokis répondirent par une volée de missiles à concussion lourds qui s’envola dans leur direction.

— Qu’on me descende ces missiles ! ordonna Ziering. Que tous nos canons ioniques fassent feu à volonté jusqu’à-ce que leurs boucliers soient tombés !

— Mon Amiral, nous avons rétabli la communication avec l’escadrille Alpha, je vous les passe.

— Parfait. Ratchet, vous me recevez ?

— Parfaitement, Amiral, répondit le Lombax encore essoufflé.

— Quelle est votre situation ?

— Nous avons subi des dégâts mineurs. Le temps de recharger nos boucliers, et nous rejoignons le combat.

— N’en faites rien ! refusa Ziering alors que le vaisseau était secoué par l’impact des missiles à concussion. Approchez-vous mais restez à distance. Nous allons déployer nos navettes d’abordage. Si l’une d’entre elles est en difficultés, je veux que votre escadrille soit sur place dans la seconde qui suit. Vous servirez d’équipe de frappe chirurgicale, comme prévu par l’Amirale Apogée.

— À vos ordres, Amiral, accepta-t-il après quelques instants. Nous serons bientôt en position.

— Je ne vous ferai pas attendre, promit le Markazien. Ziering, terminé.


Alors que les deux flottes arrivaient au contact, il ordonna le déploiement des groupes d’assaut. Les hangars des porte-nefs et du Gardien firent jaillir des milliers de chasseurs et des centaines de corvettes alors que le ciel s’emplissait de métal, d’énergie et de poussière. La bataille venait seulement de commencer.


***


Harlan était particulièrement tendu ce soir-là. Ses collègues attribuaient son stress à l’attaque imminente sur la Nébuleuse de l’Abysse, mais son attention était tout entière tournée vers le logo de Pollyx Industries, visible au-dessus de l’horizon depuis le Centre de Défense Planétaire d’Axiom City. Réalisant que son comportement était franchement suspect, il s’était dépêché de trouver une zone de garde où il n’avait pas de vue sur l’imposant complexe administratif dans lequel Blaze était probablement en train de s’infiltrer. Malgré l’agitation des Forces Défensives autour de Terachnos, l’ambiance était assez calme dans les couloirs du Centre. Tout le monde avait l’air d’attendre quelque chose, mais on se sentait plus en sécurité ici qu’en orbite.

Son chemin de ronde le mena jusqu’au sommet de la tour, à proximité du relais de communications. Le personnel était un peu plus en mouvement de ce côté du bâtiment : les officier dirigeaient d’ici l’organisation de l’état d’urgence, des patrouilles planétaires aux satellites dispersés dans le système et au-delà. La large porte s’ouvrit pour laisser sortir un groupe de Terachnoïdes pressés, et Harlan put voir un instant l’Amirale Pallin, penchée sur un hologramme sans prêter attention au brouhaha qui l’entourait.

Conscient qu’il risquait de rester à garder cette porte durant des heures, le Cazar s’adossa au mur et entreprit d’examiner son fusil. Ils avaient reçu les nouvelles armes anti-Loki la veille, et avaient dû se former en vitesse. Elles étaient relativement intuitives à utiliser, mais Harlan n’était pas vraiment pressé de se retrouver à nouveau face à des Lokis…


Trois soldats arrivèrent dans le couloir. Harlan se redressa et les salua d’un signe de tête alors qu’ils entraient dans la salle derrière lui. Il n’avait pas encore croisé de visage connu. Après s’être échappés des ruines de Vartax, ce qui restait de l’équipage de la station avait été dispersé en fonction des besoins partout dans la galaxie. Il avait bien cru apercevoir un camarade de l’équipe de sécurité quelques jours plus tôt, mais il ne l’avait jamais revu. Étant donné la situation, ce n’était pas vraiment étonnant. Il n’avait pas non plus pris le temps de faire la connaissance de ses nouveaux collègues, étant donné qu’il n’avait aucune idée de la durée de sa mission et de sa prochaine affectation.

Il avait espéré que les vaisseaux renvoyés vers la station carcérale retrouvent quelques survivants, mais il semblait que les seuls à s’en être sortis étaient ceux qui avaient embarqué à bord des navettes de sauvetage. Il ignorait si les prisonniers qui s’étaient enfuis avaient été rattrapés, mais il avait désormais d’autres préoccupations.

Tout de même saisi de curiosité, il activa son interface HoloNet et consulta les nouvelles. Il n’y avait pas encore d’informations sur la bataille de la nébuleuse – avait-elle seulement commencé ? – et les pages officielles étaient saturées de consignes de sécurité. Après quelques minutes de recherches infructueuses, il ferma sa vision virtuelle et reprit son poste. Une lueur orangée éclaira faiblement le ciel nocturne durant un instant. Croyant que cela venait d’un bug de ses lentilles, Harlan cligna des yeux plusieurs fois. Le phénomène recommença. Cela semblait provenir de l’intérieur des nuages – non, d’au-dessus. Interloqué, le Cazar s’avança vers la baie vitrée du couloir et leva les yeux. Vu la couleur, il ne pouvait s’agir d’éclairs et l’aube était encore loin…


Soudain, l’alarme se déclencha et les murs se teintèrent de rouge. Harlan ouvrit la porte du centre des communications et fut surpris par le chaos qui s’en était emparé. Des Terachnoïdes se déplaçaient au pas de course d’une console à l’autre, scandant des informations que l’Amirale s’efforçait de recevoir, plantée au milieu de la salle et encerclée d’écrans holographiques.

— Rapport de situation ! ordonna la Cazare à la fourrure d’ébène.

— Nous détectons une sortie massive d’hyperespace à trente-cinq mille kilomètres de la planète !

— Mobilisez la flotte de défense, que soixante pourcents de nos effectifs se mettent en position pour intercepter l’ennemi. Rappelez nos patrouilles interplanétaires, et parez notre artillerie sol-espace. Que chaque soldat se tienne prêt au combat. Transmettez-moi les images de la station Rhô et prévenez Iglak.


Un large écran holographique apparut face à Pallin, recouvrant une partie de la baie vitrée. De cet angle, on aurait dit qu'elle était sur le pont d'un navire, au-dessus de son équipage et face à l'espace. Les autres occupants de la salle se retournèrent un instant pour se rendre compte de ce qu'il se passait en orbite.

Depuis la caméra, on distinguait les tourelles de la station se tourner vers un point dans l'espace, d'où jaillissaient les vaisseaux étrangers. Dans un véritable feu d'artifice doré, une nuée d'appareils apparut dans le ciel de Terachnos. Harlan ne pouvait déjà plus les compter à l'écran tandis que d'autres continuaient d'émerger de l'hyperespace. Il devait y en avoir des centaines, mais la flotte n'était pas constituée que d'appareils militaires. Le Cazar repéra des cargos tharpods, des vaisseaux de plaisance et même des corvettes scientifiques terachnoïdes. Perdus au milieu des croiseurs agoriens et des navires de guerre pirates, tout cela faisait penser à une mise en scène grotesque. Cependant, Harlan remarqua un détail, plus surprenant encore...

— Pas de vaisseau capital ? demanda Pallin, posant sa question à sa place.

— Pas pour le moment, Amirale. Mais les vaisseaux ennemis sont déjà plus nombreux que les nôtres et leur quantité ne cesse de croître.

— À nous de mettre un terme à cela. Le plan reste le même. Que le reste de la flotte se prépare à intervenir, mais conserve ses positions jusqu'à nouvel ordre. La priorité est de les empêcher d'atteindre la surface. Usez d'armements non-létaux si possible, mais la défense de la planète passe avant toute chose.


« Alors ils vont essayer de désactiver les vaisseaux ennemis sans les détruire ». Harlan ne put s'empêcher de frissonner en réalisant qu'aucun occupant de ces bâtiments n'était venu se battre de son plein gré. Comme leur flotte était en partie composée de vaisseaux non-armés, ils devaient négliger des pertes. Leur but devait être d'envahir Terachnos, pour récupérer les fragments de leur planète, mais l'absence de vaisseaux transporteurs était étrange. Même s'ils avaient un grand nombre d'appareils, leur taille ne permettait pas d'embarquer beaucoup de troupes, sans parler de transporter les tonnes de cristaux entreposés au fond de la tour Pollyx...

Tout à coup, il se rappela ceux qui se trouvaient dans le hangar, à ce moment-même. Les jumeaux Prog ! Ils devaient faire partie du plan des Lokis.

Harlan jura, furieux d'avoir mis si longtemps à faire le lien, et fonça jusqu'à l'Amirale. Cette dernière était toujours sur son poste de commandement, entourée par les visages holographiques de l'état-major.

— Amirale ! s'écria-t-il avant de se réfréner – tous les dirigeants des Forces Défensives le voyaient. Je pense avoir une information importante, Madame.

— Je vous demande une minute, dit Pallin aux amiraux avant de mettre la communication en suspens. Dites-moi tout, Jayx. Et vite.

— Eh bien…


La réponse du jeune soldat mourut dans sa gorge. Lors de l’attaque de Vartax, les Lokis avaient attaqué les jumeaux. Il n’était pas resté sur la station aussi longtemps que Blaze, mais il avait bien remarqué que ces deux prisonniers n’étaient pas comme les autres dangers publics enfermés avec eux. Seraient-ils capables de s’allier aux parasites ? Peut-être étaient-ils contrôlés, mais Blaze leur faisait confiance. Harlan se rendit soudain compte qu’il était sur le point de révéler à une amirale des Forces Défensives un acte qui ne pouvait être qualifié de haute trahison, perpétré par son ami… dont il était lui-même complice. Pouvait-il tout gâcher maintenant ?

— Je n’ai pas toute la nuit, soldat !


Piqué au vif, le Cazar se redressa. Il avait mis les pieds dans le plat, il était trop tard pour faire machine arrière. Quoi que manigançaient les Prog et quel que fut le mensonge qu’ils avaient fait avaler à Blaze, le jeu n’en valait plus la chandelle.

— Désolé. Vous souvenez-vous de ce message qui nous a avertis pour la nébuleuse ?

— Évidemment. Votre contact a refait surface ?

— Pas de la façon dont vous l'entendez. Je vous avais dit qu'il ne pouvait pas divulguer ces sources pour protéger sa couverture, mais c'était un mensonge… Blaze est avec les jumeaux Prog. Il pensait qu'ils avaient une sorte de connexion avec les Lokis et détenaient des informations importantes, et les a suivis lors de leur fuite de Vartax.

— Les Prog ? répéta Pallin, incrédule. Et vous étiez au courant ?

— Oui, répondit Harlan d’une voix moins assurée qu’il ne l’aurait voulu. Blaze a passé un marché avec eux. Il leur rendrait un service en échange des informations sur l’attaque de Terachnos.

— Je présume que cela n’a rien à voir avec la flotte qui vient d’apparaître dans le ciel, supposa la Cazare en plissant les yeux.

— Peut-être bien que si… Blaze devait faire entrer les Prog dans les entrepôts sécurisés de Pollyx Industries. Ils voulaient entrer en contact avec les Lokis.

— Impossible. Votre ami n’a jamais eu les codes d’accès, et la sécurité n’aurait jamais laissé les jumeaux pénétrer une deuxième fois dans les locaux de Pollyx.

— Navré de vous contredire, Amirale, mais ils y sont en ce moment-même, répliqua Harlan en avalant à grand peine la boule qui venait de se former dans sa gorge. C’est moi qui les ai aidés à contourner la sécurité.


Le Cazar eut l’impression qu’un poids immense venait d’être ôté de son estomac. Malheureusement, l’air furieux de Pallin l’écrasa encore plus. Tous les yeux étaient tournés vers lui. Il eut une folle envie de s’enfuir très loin, mais ses jambes flageolantes lui permettaient à peine de tenir debout.

— J’ose espérer que vous comprenez la gravité de vos actes, soldat Jayx, fulmina l’Amirale.

— Je comprends, Madame, accepta-t-il en soutenant difficilement son regard de braise. Et je suis prêt à en assumer la responsabilité.

— Nous en reparlerons au tribunal. En attendant, vous nous avez prévenus et j’ai peut-être une chance d’empêcher un désastre. Qu’on l’emmène ! s’exclama-t-elle en réveillant le reste de la salle, qui se remit au travail. Et qu’on envoie une unité d’infanterie à Pollyx Industries.

— Amirale, attendez ! s’écria Harlan alors que deux gardes lui passaient les menottes.

— J’ai une planète à défendre, Jayx, rétorqua Pallin sans se retourner. Gardez votre plaidoyer pour plus tard.

— Madame, laissez-moi les accompagner ! Je connais Blaze et les jumeaux, je peux les convaincre de se rendre !


La Cazare tourna lentement la tête vers lui. Son regard ne contenait plus aucune trace de la bienveillance qu’elle lui avait témoignée après leur sauvetage de Vartax. Harlan regretta encore une fois de ne pas avoir réfléchi avant de parler. Mais l’avenir de Blaze était en jeu. Il se redressa comme il put, et fit un pas vers l’officier. Il sentit l’extrémité dure et froide d’un canon se presser entre ses côtes.

— Je vous en prie, laissez-moi une chance de leur parler !

— Écoutez-moi bien, répondit-elle en se penchant vers lui. Vous allez embarquer avec le Lieutenant Wils. Il vous laissera une chance de négocier une issue pacifique. Si les Prog ou votre ami refusent et que vous vous interposez, vous serez traité de la même manière. Est-ce bien clair ?

— Transparent, Madame. Merci.

— J’ai cru que vous étiez quelqu’un de bien, Harlan. Ne me décevez pas une seconde fois.


Sur ces mots, elle fit signe aux gardes qui escortèrent le jeune Cazar en-dehors de la salle. Quelques minutes plus tard, il se trouvait à bord d’une des trois navettes militaires qui volaient à toute allure en direction de Pollyx Industries. La bataille faisait rage au-dessus des nuages, mais les Lokis n’étaient pour le moment pas parvenus à traverser la ceinture de défense. Cependant, étant donné leur nombre ce ne serait qu’une question de temps…

Le Lieutenant Wils, un homme dans la fleur de l’âge et à la carrure imposante, sortit du cockpit à mi-chemin. Il rappelait à Harlan le Capitaine Qwark, sans le costume vert et le menton proéminent. Peut-être avec plus de cervelle, il fallait espérer.

— Soldat Jayx ! aboya-t-il.

— Ici, Mon Lieutenant.


Il avait encore des menottes aux poignets. Wils avait refusé de les lui retirer, prétextant que cela ne l’empêcherait pas de parler. Il n’avait pas tort, mais le Cazar serait terriblement handicapé si un combat venait à éclater. Il exécuta un salut des mains, le toit de la navette étant trop bas pour se mettre au garde-à-vous.

— On va bientôt arriver au hangar de Pollyx, dit l’officier en le fixant d’un air méfiant. Je te laisse cinq minutes. Ensuite, mes gars débarquent et arrêtent tout le monde, de gré ou de force. Si tu fais des tiennes, c’est le même tarif. On n’hésitera pas à tirer à balles réelles, alors tu as intérêt à te montrer persuasif.

— Compris, Mon Lieutenant.


Wils renifla avec dédain et ouvrit le canal radio de l’unité. Il fit passer diverses instructions, que le jeune Cazar n’écouta que distraitement. Toute son attention était concentrée sur ceux qui l’attendaient en bas de ce gratte-ciel. Blaze se montrerait sans doute raisonnable, mais les Prog ? La liste de choses pouvant mal tourner s’allongeait de secondes en secondes. Il se réjouit un instant d’être menotté dans le dos, ce qui l’empêchait de se ronger les ongles à cause du stress. Il risqua à nouveau un regard par le hublot, et vit les hautes flèches de la tour Pollyx. Il n’avait plus le temps de réfléchir, il lui faudrait improviser. Ces derniers temps, c’était sa spécialité…


***


Le Capitaine Qwark émergea du conteneur de marchandises qui lui avait servi de cachette. À en juger par l’odeur fort désagréable, ces produits devaient être destinés à une clientèle spéciale. L’autre option… il préférait ne pas l’envisager. Longeant le mur de la ruelle sur quelques mètres, il s’étonna de ne croiser aucun piéton. À bien y regarder, il n’y avait pas non plus de véhicules, si ce n’était cet étrange spectacle lumineux masqué par les nuages. Encore une coutume bizarre des Terachnoïdes, sans doute.

Le justicier s’épousseta, et partit à la recherche d’un produit pouvant l’aider à se débarrasser des détritus collés à son costume brillant. Lorsque l’alerte générale avait été déclarée, les citoyens avaient été sommés de se rendre dans les abris souterrains ou dans les bunkers publics. Qwark savait que rassembler la population dans des espaces confinés était une mauvaise idée : si les Lokis débarquaient, ce serait comme leur servir les civils sur un plateau ! Il valait mieux se disperser, chacun dans sa cachette. Il aurait certes préféré s’en trouver une meilleure, mais personne n’avait accepté de le reconduire à son hôtel de luxe. Après quelques heures d’attente, il avait fini par s’ennuyer. S’il devait y avoir une attaque, elle aurait eu lieu depuis longtemps.


À présent, il se demandait pourquoi les autres habitants n’étaient pas ressortis. Axiom City était désespérément calme. Soudain, il crut entendre un faible vrombissement. Il tendit l’oreille, et le bruit s’intensifia. Quelques instants plus tard, trois navettes militaires passèrent loin au-dessus de lui, si vite qu’il n’eut pas le temps de leur faire signe. Les véhicules ralentirent aux alentours de la tour Pollyx. Ce n’était pas très loin de sa position, et ces soldats devaient certainement savoir où était passée la population. Sans hésiter, il se lança à leur poursuite. Quelqu’un pourrait enfin lui expliquer ce qu’il se passait ici !


***


— Allez-y doucement, Orion, conseilla Eldren. Un pas après l’autre.


Le soldat prit une longue inspiration et avança son pied mécanique sur le tapis roulant réglé à faible allure. Son autre jambe suivit, et il commença à marcher sous le regard attentif de l’infirmière. Il essaya de contrôler sa respiration, comme elle lui avait conseillé. Mais son poumon droit, bien que moins touché que le reste de son corps, était entravé par les implants médicaux. Il avait l’impression de sentir mille aiguillons percer sa cage thoracique à chaque respiration. Il serra les dents et baissa les yeux. Il avait du mal à ressentir les mouvements de sa jambe robotique, et regarder ses pieds avancer sur le tapis le rassuraient. Une migraine terrible l’assaillit derrière son œil droit, envahissant la partie métallique de son crâne. Ignorant la douleur, il continua d’avancer, un pas après l’autre.

— Utilisez vos deux mains pour garder votre équilibre, suggéra-t-elle. Regardez droit devant vous.


La voix douce de la Cazare grésillait en passant par son oreille artificielle. Il battit plusieurs fois des paupières et redressa la tête. Loin devant lui, Luminopolis attendait sagement que l’aurore vienne la réchauffer. Le ciel portait déjà les teintes orangées du matin. Il essaya de se détendre en contemplant ce paisible tableau. Sa main robotique saisit la seconde poignée du tapis roulant, mais il n’arrivait pas à sentir le contact. Il fut envahi par la frustration, et une irrépressible sensation d’impuissance. Une moitié de son corps était muette, une carcasse froide qui ne lui apportait pour toute information qu’une douleur sourde. Ses membres cessèrent de lui obéir, malgré les appels frénétiques de son cerveau, et il perdit l’équilibre. Les mains délicates de l’infirmière le retinrent de tomber et arrêtèrent la machine. Avec d’infinies précautions, elle l’aida à se rasseoir sur son lit.

— Ça ne marche pas, Madame, gémit-il d’une voix si pitoyable qu’il eut envie de se gifler.

— Tout le monde met un certain temps à s’adapter aux prothèses, le rassura-t-elle. Vous vous en sortez déjà mieux que la moyenne.

— Vous êtes sûre qu’elles ne sont pas défectueuses ? Les implants me font mal, et je ne sens plus rien…

— Navrée, mais tout fonctionne à merveille, sauf… ici, répondit-elle en posant l’index sur sa tempe gauche, encore de chair et d’os. Vous n’arrivez pas à vous acclimater aux prothèses. Plus vite vous accepterez votre condition, plus vite vous vous adapterez à votre nouveau corps.

— Mais je ne demande qu’à m’adapter ! s’écria Orion en levant ses deux mains devant lui, comme pour leur dire en face. Pourquoi mon cerveau refuse de comprendre ?

— Le problème vient probablement de votre subconscient, expliqua-t-elle en plantant son regard ambre dans le sien. Vous avez subi un traumatisme, physique et mental. Ce n’est pas le genre de choses dont on se remet en quelques jours. De plus, je ne suis pas une spécialiste dans ce domaine. Je connais des personnes qui pourraient vraiment vous aider…

— Non !


Son poing métallique s’élança à une vélocité stupéfiante et saisit la manche de l’infirmière. Elle laissa échapper un cri de surprise et recula d’un pas. Paniqué, Orion dut se concentrer pour commander à sa main de lâcher prise. Il l’enfouit aussitôt sous sa cuisse, comme pour l’empêcher de bouger à nouveau.

— Désolé, fit-il en s’efforçant de rester immobile. Je vous ai fait mal ?

— Ce n’est rien, hésita Eldren en lissant le tissu avant de se rapprocher doucement. Vous êtes stressé, et votre subconscient a réagi de façon impulsive.

— C’est que… je ne veux que vous, Madame. Vous avez été là depuis mon réveil pour me soutenir, et… Je me sens mieux quand vous êtes avec moi.

— Très bien. Je resterai, à condition que vous m’appeliez Jillian. C’est compris ? demanda-t-elle en affichant une moue taquine.

— Compris. Merci, Jillian.

— Vous faites déjà des progrès ! Mais je devrais vous laisser vous reposer. Vous en avez bien assez fait pour ce matin.

— Attendez, la retint calmement le jeune homme. Je pourrais réessayer le tapis ?


La Cazare hésita, puis hocha la tête. Orion s’humecta les lèvres et parvint à se mettre debout seul, quoiqu’en titubant légèrement. Il lentement un pied devant l’autre et se dirigea jusqu’à la machine. Ses mains saisirent les poignées et il s’arrêta, la respiration digne d’un coureur sortant d’un marathon. Il fit signe à Jillian, qui démarra le tapis roulant. Le sol se mit à bouger sous ses pieds, et Orion dut avancer pour ne pas chuter. Le pied gauche, puis le droit. Encore et encore. Il haletait bruyamment, mais la migraine était partie. Son esprit était tourné vers un seul objectif : Avancer. Un pas après l’autre, sa poitrine se soulevant au rythme de ses enjambées. Quelques minutes s’écoulèrent. Il sentait que son équilibre s’améliorait. Il retira lentement la main droite de la poignée, puis la main gauche. Une sensation de joie indescriptible l’inonda lorsqu’il se rendit compte qu’il était en train de marcher. Sans support, sans manquer de souffle, sans que son cœur ne batte la chamade.

Un grand sourire étira ses lèvres, et Jillian le lui rendit. Il continua quelques minutes encore, puis fit signe à l’infirmière de couper la machine. Le roulement mécanique qui envahissait ses oreilles s’interrompit, et il descendit du tapis. Il se tint debout, le dos bien droit, fier comme il l’avait rarement été.

— Bravo, Orion, le félicita la Cazare. Continuez sur cette voie, et vous serez bientôt sorti de cette clinique. Je vais vous laisser un moment, mais je vous conseille de vous reposer…


Jillian s’interrompit, et ses yeux fixèrent la rue qui longeait la clinique, encore plongée dans la nuit. Orion avait lui aussi entendu un bruit provenant de l’extérieur et la suivit jusqu’à la fenêtre. Lorsqu’ils virent ce qu’il se passait dehors, la Cazare se couvrit la bouche, les yeux écarquillés.


La rue était en proie au chaos. Des voitures étaient renversées, des panneaux d’affichage détruits, des vitrines saccagées. À perte de vue, des centaines d’émeutiers se déchaînaient. Le barrage de police installé dans la rue d’à côté venait de céder, et la marée organique avait atteint le bas de la clinique. Plusieurs incendies s’étaient déjà déclarés, et des colonnes de fumée noire montaient au-dessus des gratte-ciels, illuminées par les lueurs agressives des flammes et des projecteurs.

— Que se passe-t-il ? murmura Jillian, horrifiée par cette scène de fin du monde.

— Regardez ces banderoles. Ce sont ces fanatiques des Lokis.

— Les Enfants de Quantos ? Même s’ils sont très violents, ils ne peuvent pas être aussi nombreux !

— Il faut croire que si. Je n’ose pas imaginer à quoi ressemblent les rues de Meridian City en ce moment. Il fait déjà jour là-bas, peut-être que la police a pu mieux se préparer.


Le Markazien se rendit vers le placard où se trouvaient ses affaires. Son armure et sa combinaison manquaient, elles devaient être trop endommagées. Il enfila tant bien que mal un t-shirt et une veste robuste, et se dirigea en titubant vers la porte.

— Orion, attendez ! s’exclama Jillian en le retenant par le bras. Où croyez-vous aller ?

— Je dois venir en aide à la police. Ils sont trop nombreux en bas.

— C’est hors de question ! Vous… n’êtes pas en état. Si vous vous jetez inconsciemment dans le combat, vous…


Une secousse ébranla la clinique, et une boule de feu s’éleva le long de la façade. Orion voulut se jeter sur la jeune femme pour la protéger, mais ses muscles répondirent trop lentement. Au lieu de cela, elle le saisit par les épaules et l’entraîna au sol. L’onde de choc fit éclater les vitres, qui se répandirent en éclats tranchants et scintillants sur le sol. Un fragment translucide se dirigea droit vers la nuque de l’infirmière. Le soldat eut l’impression qu’il tombait au ralentit lorsque sa main robotique jaillit en un clin d’œil et attrapa l’éclat mortel à quelques centimètres de sa peau. Une vague de chaleur envahit la pièce, et l’atmosphère se teinta de rouge.

— Merci, bredouilla-t-il, enivré par le doux parfum de la Cazare, toute proche de lui… Vous avez de sacrés réflexes.

— Ma femme est militaire. Les plaquages, ça la connaît, dit-elle en se dégageant avec un sourire malicieux.

— J’imagine, fit-il en sentant ses joues s’empourprer. Mais la prochaine fois, laissez le gars à la peau métallique recevoir les débris.

Il lâcha le morceau de verre, qui se brisa à ses pieds dans un tintement de cristal.

— Oh ! J’imagine que nous sommes quittes alors.


Jillian regarda autour d’elle. Un panache de fumée bouchait la vue à l’extérieur, et ils pouvaient clairement entendre le tumulte qui retentissait dans toute la cité.

— Nous ne sommes pas en sécurité ici. Je vais rejoindre mes collègues en bas, ils ont sûrement besoin d’aide. Si vous voulez vraiment faire quelque chose, restez avec moi.


Orion opina du chef et la suivit jusqu’à l’accueil de la clinique. L’explosion venait vraisemblablement d’un gros véhicule garé non loin de l’entrée. Les dégâts n’étaient pas trop importants, mais leur fenêtre n’avait pas été la seule à se briser, et de nombreux patients et membres du personnel étaient déjà blessés. Les issues avaient été rapidement condamnées, et le personnel était en train d’assembler des barricades. Pour le moment, les belligérants n’avaient pas tenté de forcer les portes, mais il valait mieux se montrer prudent.

Tandis que Jillian partit s’occuper des patients, Orion rejoignit un groupe de secouristes. Ils passèrent par une sortie secondaire pour descendre dans la rue et ramener les blessés à la clinique. Dehors, le chaos était total. La lueur orangée des incendies se mélangeait avec celle des éclairages artificiels qui tenaient encore debout. Une odeur de carburant brulé emplissait l’atmosphère épaissie par la fumée. La police avait été contrainte d’abandonner cette rue, livrée à la sauvagerie des Enfants de Quantos, dont les bannières flottaient un peu partout au-dessus la foule. De loin, Orion trouva leur comportement étrange. Il était déjà surprenant que leur nombre soit si élevé, en assumant qu’ils n’étaient pas concentrés dans cette zone, mais les colonnes de fumée aperçues plus loin ne laissaient que peu de doute sur la portée de ces émeutes. Mais ce que le soldat trouva de particulièrement inhabituel était le manque de traces laissées par les casseurs. Il n’y avait aucun tag, aucun hologramme, et surtout aucun meneur visible dans la foule. Tout juste quelques banderoles. Ils se contentaient de tout détruire sur leur passage telle une meute d’animaux enragés.

L’infirmier qui avait formé ce groupe de sauvetage, une fois à découvert, sembla sérieusement reconsidérer les risques de s’enfoncer au milieu de la mêlée. Sentant qu’ils avaient besoin d’un petit coup de pouce, Orion prit la tête de l’équipe. Aucun d’entre eux n’était entraîné à évoluer dans un tel environnement, mais le soldat savait s’y retrouver sur un champ de bataille. Il les guida un peu plus loin, jusqu’au barrage policier récemment détruit. Plusieurs dizaines de corps étaient étendus un peu partout, blessés et piétinés, puis abandonnés comme les débris de la barricade. Un policier hurlait, coincé sous une voiture renversée. Des civils étaient recroquevillés derrière des couverts de fortune. Certains gisaient au milieu de la rue, et ne respiraient plus.


À partir de là, c’était aux médecins de jouer. Ils étaient trop peu nombreux pour emporter tous les blessés, mais les émeutiers étaient suffisamment loin pour se permettre de leur prodiguer des soins sur place. Orion fit de son mieux pour venir en aide à ceux qui le demandait. Soulever des débris pour dégager une victime, aider à transporter un brancard, soulager le stress des infirmiers… Ses prothèses mécaniques lui servirent plus qu’il ne l’espérait. Son oreille lui permettait d’entendre des gémissements sous un tas de décombres, son bras de soutenir des charges énormes, son œil de repérer le bout d’une main dépassant de derrière un panneau effondré. Il n’était plus incapable de faire le moindre geste. Les médecins et les blessés le remerciaient, puis l’appelaient de nouveau à l’aide. Le soldat se sentit plus vivant que jamais. Au milieu d’une rue dévastée, dans une ville en proie au chaos, il était heureux, et prêt à en découdre. Jillian serait fière de lui.

Malheureusement, son enthousiasme le déconcentra, et il ne vit pas le danger arriver. Alors qu’il était en train de soulever une barre d’acier d’une centaine de kilos pour dégager un policier prit au piège, ce dernier poussa soudain un cri et pointa le ciel du doigt. Orion fronça les sourcils et suivit son regard. Il vit le panneau publicitaire se décrocher, trop lentement. Pourtant, il était assez haut et ne risquait pas d’être touché par les violences qui avaient dévasté la rue. Peut-être qu’un boulon un peu trop vieux avait fini par rendre l’âme, ou que la fumée avait causé un court-circuit faisant surchauffer une structure mal isolée. De toute façon, cela n’avait plus d’importance. Le soldat vit la masse de métal et de verre tomber au ralenti, et une partie de lui espéra que ses prothèses allaient réagir en un clin d’œil, comme lorsqu’il avait protégé Jillian. Quelqu’un le poussa. Il y eu comme un éclair derrière ses yeux, et le tonnerre explosa dans chaque recoin son crâne, ne laissant que le néant.


***


La salle de guerre était verrouillée, d’épais volets blindés bloquants la lumière du soleil. Chacune des deux sorties était surveillée par une demi-douzaine de gardes, sans compter les patrouilles qui circulaient dans les couloirs. Assemblés autour d’une table en demi-cercle, l’état-major observait l’évolution du conflit. Seulement un tiers des amiraux était présent physiquement, le reste étant dispersé aux quatre coins de la galaxie. Les hologrammes allaient et venaient, informant régulièrement l’assemblée des nouveaux évènements pour mieux coordonner leurs efforts.

Le menton reposé sur ses mains jointes, le visage baignant dans la lueur blafarde de l’anneau lumineux suspendu au-dessus de leurs têtes, Talwyn observait la carte en trois dimensions du champ de bataille de la Nébuleuse. L’ansible de communication quantique ne permettait pas de diffuser suffisamment de détails en temps réel, et il fallait quelques minutes pour recevoir les mises à jour. Cependant, l’image holographique de l’Amiral Ziering ne souffrait d’aucune latence, et elle pouvait se faire une idée précise du déroulement des évènements. La flotte des Forces Défensives venait de traverser le champ d’astéroïdes dispersé par l’escadrille de Ratchet et arrivait au contact. Apparemment, Clank et lui étaient sortis sains et saufs de leur opération risquée, et cette nouvelle l’avait emplie de joie.  Malheureusement, quelques instants plus tard, elle avait appris que Terachnos était attaquée par une flotte ennemie. Talwyn avait anticipé cette réaction des Lokis et avait fait en sorte que l’Amirale Pallin soit sur place pour coordonner la défense.

— Je vous demande une minute, dit cette dernière avant de couper la communication.

— Amirale, intervint l’hologramme de Zandr, l’un des officiers en charge du Secteur Cérulléen qui venait de débarquer à l’autre bout de la table, Kortog est attaquée !

— Ils s’en prennent aux planètes les plus peuplées, observa Talwyn. Quels sont leurs effectifs ?

— Nous avons repéré plusieurs centaines de vaisseaux légers, de modèles variés.

— Pas de vaisseaux capitaux ?

— Non, Madame. Nous sommes déjà en train de déployer les installations défensives de Stratus City, et notre flotte de défense se rassemble autour du point de saut.

— C’est comme sur Terachnos. Wylow et Krastin, rapprochez vos flottes et tenez-vous prêts à intervenir. Zandr, tenez-nous au courant.


Les trois amiraux acquiescèrent et les hologrammes disparurent. Talwyn fit glisser la carte de Polaris sur l’affichage central. Des points lumineux représentaient les systèmes loyaux au gouvernement, d’autres les différentes flottes des Forces Défensives. Elle baissa les yeux et consulta les rapports des satellites de défense du système Iglak. Pour le moment, aucun signe d’attaque Loki. Elle ordonna tout de même la réorganisation de certains éléments défensifs. Si la capitale venait à être attaquée, l’ennemi serait contraint d’employer les grands moyens, et leur réponse devrait être à la hauteur.

— Toujours aucune nouvelle des renforts de Solana ?

— Ils viennent de partir, Amirale. Ils rejoindront le point de rendez-vous à la Station Apogée dans quelques jours.

— Si seulement la situation avait pu être décoincée plus tôt, grommela un officier.

— Phyronix craint une contre-attaque des Lokis, rétorqua une autre. Et puis, il pense que le gouvernement de Polaris est compromis.

— Avec des millions de scans détecteurs de Lokis chaque jour ? Il se moque de nous ! Et il paraît évident que les parasites ne s’arrêteront pas à une galaxie de toute façon.

— Encore des histoires de politiciens…


Talwyn écouta attentivement les discussions jaillissant autour d’elle, sans toutefois y prendre part. Elle voulait se faire une idée de l’état psychologique de chaque amiral. Il était évident qu’ils étaient stressés, d’autant plus lorsque ceux engagés au combat mettaient si longtemps avant de donner de leurs nouvelles. Certains étaient frustrés de ne pas pouvoir agir directement, d’autres redoutaient une attaque directe sur un monde insuffisamment protégé. Talwyn repassa une nouvelle fois en revue le flot de données arrivant sur son moniteur, mais il semblait qu’il n’y eut rien d’autre à faire qu’attendre. Les minutes paraissaient des heures.

Soudain, une icône d’alerte rouge vif apparut dans un coin de sa vision virtuelle : une communication prioritaire du commissaire Meryl. Talwyn ramena le silence dans la salle et passa l’appel sur le haut-parleur central.

— Ici Apogée. Que se passe-t-il, commissaire ?

— Amirale, il se peut que nous ayons un problème urgent !


La voix de l’homme était à moitié couverte par un vacarme digne d’un champ de bataille. Les hurlements, les coups de feu, les fracas de verre brisé et de métal tordu en disaient long sur ce « problème urgent ». Talwyn se leva, fit face à la baie vitrée et ordonna l’ouverture des volets. Les hologrammes des amiraux, interloqués, regardèrent les autres quitter lentement la table pour rejoindre la jeune femme.

Meridian City était en feu. D’épais piliers de fumée bloquaient la lumière crue du soleil et plongeaient les rues dans le noir, où brillaient les incendies et les flashs réguliers des gyrophares. De cette hauteur, Talwyn pouvait voir des milliers d’émeutiers dévaster tout sur leur passage. Des éclairs bleutés jaillissaient là où la police faisaient usage de leurs armes paralysantes. Estomaquée, la jeune femme contempla le champ de bataille qui s’était formé sous leurs pieds sans même qu’elle ne s’en rende compte.

— Amirale, vous me recevez ? insista la voix de Meryl, derrière elle.

— Je suis là, rétorqua-t-elle brusquement en reprenant sa place auprès des officiers. Faites-moi un rapport détaillé de la situation.

— De ce qu’on voit d’ici, ce sont les Enfants de Quantos qui sont responsables de ce chaos.

— Nos services de renseignement n’ont jamais parlé d’une telle quantité ! Et pourquoi suis-je seulement informée maintenant ?

— Nous pensions avoir la situation sous contrôle. À vrai dire, nous les surveillions déjà quand ils manifestaient tranquillement tout à l’heure. Et sans prévenir, ils sont tous devenus fous !

— Le président est-il en sécurité ?

— Je m’en suis assuré. Pour le moment, il est cloîtré dans son manoir, prêt à être transféré au bunker si nécessaire. Mais c’est plutôt pour vous que je m’inquiète.

— Expliquez-vous.

— En fait, c’est pour cette raison que j’ai appelé. Ils n’ont pas l’air d’avoir un objectif particulier, ils détruisent tout sur leur passage, sans entrer dans les bâtiments ou emporter quoi que ce soit avec eux. Mais d’après nos gars en surveillance aérienne, il semble qu’ils se coordonnent pour avancer dans une seule direction : le Centre de Défense Planétaire.

— C’est étrange. Vous avez repéré des Lokis ?

— Pas encore. Mais ce sont eux qui se cachent derrière tout cela, j’en mettrai ma main à couper ! Je vais m’organiser pour défendre ce qui peut l’être mais les évènements dépassent ma portée d’action. Ces émeutes secouent toute la ville, et je crois que d’autres ont éclaté partout sur la planète. Vous avez le bras plus long que moi, vous pouvez faire en sorte que la population se mette à l’abri.

— Très bien. Occupez-vous des rues, et tenez bon jusqu’à l’arrivée des renforts.

— On va essayer !


Une explosion retentit, suivit d’un juron du commissaire, et la communication se coupa. Un silence de mort retomba sur l’assemblée. Ils attendaient ses ordres. Talwyn se redressa sur ses pieds et afficha la vue orbitale d’Iglak. Des points rouges clignotaient sur tout le globe.

— Xavix, détachez une partie de votre flotte de défense pour venir en aide à la police dans les rues. Nous allons établir de nouvelles mesures pour…

— Madame, la coupa Pallin, tout juste revenue. Navrée pour le retard. J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer.

— Ce n’en est qu’une de plus. Allez-y, Amirale.

— Il semblerait que les jumeaux Prog se soient introduits dans le hangar de Pollyx Industries. Apparemment, ils en ont après les fragments de Toranux.

— Les Prog ? répéta-t-elle pour couvrir les rumeurs qui jaillissaient autour de la table. Vous êtes sûre de ce que vous avancez ?

— J’en aurai bientôt le cœur net. Une unité d’intervention est déjà en route. Ils ont pour ordre de tenter une approche pacifique.

— Je vois. Qu’en est-il de l’invasion ?

— Pour le moment, nous contenons la flotte Loki, mais j’ai peur que certains vaisseaux atteignent la surface. Nous ignorons combien de parasites ils transportent, et je m’attends au pire.

— Le système d’évacuation d’urgence des cristaux est-il opérationnel ?

— Affirmatif. Si l’ennemi vient à percer nos défenses, le hangar sera envoyé en hyperespace jusqu’au point de rendez-vous à la Station Apogée.

— Bien. Assurez-vous que les Prog ne s’y trouvent plus si cela devait arriver. Je ferai passer de nouvelles directives dans les minutes à venir.

— À vos ordres, Amirale.


L’hologramme disparut à nouveau, et Talwyn repositionna la carte de la galaxie. Les grandes planètes étaient attaquées, Iglak était en proie au chaos et leur principale flotte était bloquée dans la Nébuleuse de l’Abysse. L’équilibre des forces était instable, et les Lokis se fichaient visiblement des pertes, ce qui leur conférait un avantage certain. Tout reposait sur la capacité de Ziering à mener une victoire écrasante dans la nébuleuse. Ensuite, il pourrait disperser ses vaisseaux dans toute la galaxie, et les Lokis seraient repoussés en quelques heures. Elle devait absolument gagner du temps, et ce n’était pas une tâche à la portée seule des Forces Défensives. Cependant, elle avait le pouvoir de mobiliser la population. Si elle parvenait à confiner les civils, l’armée aurait plus de marge pour manœuvrer. Mais pour cela, il leur faudrait un message fort. Talwyn prit une longue inspiration et activa la commande d’enregistrement.

— Citoyens de Polaris. Nous sommes attaqués de front par les Lokis. Il ne s’agit plus de raids ou d’escarmouches, mais d’un acte de guerre totale. Ils ne menacent plus seulement notre économie ou notre armée, mais nos foyers et tout ce à quoi nous tenons. Les heures à venir détermineront le destin de notre galaxie. Nous allons devoir nous montrer plus endurants que l’ennemi, tous autant que nous sommes. Pendant que nos troupes se battent au front, les Lokis nous menacent de l’intérieur. Leur coordination et les renseignements dont ils disposent ne laissent aucun doute sur leur degré d’infiltration au sein de notre société. Pour les contrer, nous devons d’abord les ralentir, c’est pourquoi j’ordonne l’état de confinement maximal. Toutes les frontières interplanétaires sont fermées et les communications civiles coupées jusqu’à nouvel ordre. Pour empêcher les espions Lokis de manœuvrer, chaque tâche devra dorénavant être accomplie à plusieurs. Il est évident que certains de ces parasites échappent à nos détecteurs. Mais je vous demande de ne pas jouer le jeu de l’ennemi. Ne vous méfiez pas de votre prochain, mais ne faites confiance à personne qui tente d’agir en solitaire. Si un Loki est localisé, toute infrastructure environnante sera paralysée jusqu’à sa neutralisation par les autorités compétentes.


Talwyn marqua une pause. Autour d’elle, les officiers tenaient un silence respectueux. Certains la regardaient avec approbation, d’autres baissaient les yeux en secouant la tête. Les sièges vides appartenaient à ceux qui risquaient leur vie pour eux.

— Des millions de soldats des Forces Défensives se battent en ce moment même pour protéger nos foyers. En ces moments difficiles, c’est notre union qui fera la différence. Abritez-vous, et entraidez-vous durant les heures à venir. Combattez ensemble pour défendre ce qui importe. Protégez vos vies, votre individualité car elles sont notre force contre les Lokis. Nous n’avons encore jamais fait face à un tel ennemi, mais ils ne sont pas les premiers à menacer notre existence. Aujourd’hui, nous nous assurerons qu’ils ne seront pas les derniers. Polaris n’a jamais chuté face à l’adversité. Nous avons tenu bon durant ces heures sombres, et nous tiendrons une fois encore, quel qu’en soit le prix. Soyez forts.


La jeune femme coupa l’enregistrement. Bientôt, il serait diffusé sur toutes les planètes de la galaxie. Elle ne chercha pas de soutien dans le regard des officiers. Elle avait prêté serment de prendre les décisions qui s’imposaient le moment venu, et elle se fichait bien de savoir ce qu’en pensaient les autres.

— Contactez le président, ordonna-t-elle à son assistant virtuel. Qu’il s’assure que les mesures de sécurité soient appliquées. La priorité est de bloquer les Lokis et de protéger la population. Que chaque vaisseau sortant d’hyperespace soit fouillé et placé en quarantaine. La galaxie peut s’arrêter de tourner pendant quelques heures si cela lui permet de survivre. Chaque seconde gagnée donne une chance de plus à nos soldats engagés au front. Faisons-en sorte que tout le monde ait encore une planète à défendre d’ici ce soir.


Les instructions furent envoyées, et Talwyn balaya la salle des yeux. Tous les amiraux étaient revenus avec des nouvelles à annoncer et des ordres à recevoir. Pallin la regardait avec confiance et sérénité. La tension sur le visage de Ziering était palpable, mais ses yeux montraient un certain respect. Chaque officier affichait un air différent, et tous se démarqueraient par leurs idées et leurs actes. Loin derrière le verre renforcé, la Markazienne devinait le chaos qui embrasait les rues de Meridian City, où civils et militaires combattaient la pensée unique des Lokis. D’innombrables rapports provenant de toute la galaxie s’amassaient devant elle. Chaque chiffre était un soldat, un scientifique, un technicien se battant pour protéger leur foyer. L’un d’eux était Ratchet, un autre Clank. Perdus dans la masse, mais unis dans un seul but. Peu importe les espions et les stratagèmes tordus des Lokis, ils allaient triompher. Elle le savait.

Et sans perdre un instant, elle replongea au cœur de la guerre.


***


— Escadrille Alpha, une cible prioritaire vous a été désignée.

— Pas trop tôt ! s’exclama Ratchet en rallumant ses propulseurs, prêt à sortir de leur cachette. Quelle est la cible ?

— Le Gardien va ouvrir une brèche dans le bouclier d’un cuirassé, je verrouille sa position sur votre radar. Les ordres sont de vous infiltrer derrière les défenses du vaisseau et de saboter sa propulsion.

— Compris.

— Une minute, fit Hisat. Comment sept chasseurs peuvent empêcher un vaisseau blindé de presque un kilomètre de bouger ?

— Je connais bien la structure de ce modèle, répondit Clank en transmettant des schémas à l’escadrille. Les tubes de dérivation situés entre la chambre de combustion et les tuyères sont exposés pour mieux refroidir lors des déchargements atmosphériques. Si nous les détruisons, les réacteurs entreront en surchauffe et l’ordinateur de bord les désactivera automatiquement.

— OK. On vous suit, Ratchet.


Les boucliers rechargés à bloc, les vaisseaux sortirent de la nappe de gaz violacé qui les camouflait, la poussée des réacteurs creusant des tourbillons lumineux à travers le nuage. Ils émergèrent en flèche au milieu de la bataille et foncèrent vers leur cible sans rompre leur formation. Les cuirassés des Forces Défensives étaient déjà au contact de la flotte ennemie. Les vaisseaux exposaient leurs flancs, où des centaines de batteries à courte portée s’échangeaient des torrents d’énergie destructrice. Il était presque suicidaire de passer entre deux cuirassés tant le nombre de projectiles était élevé. Les missiles étaient tirés depuis le flanc opposé des navires et contournaient le nuage d’énergie. Certains étaient détruits en vol par les tourelles balistiques des cuirassés, d’autres par la nuée de croiseurs et de frégates défendant leur vaisseau-mère tels des gardes protégeant leur roi. Loin derrière la barrière défensive des vaisseaux capitaux, les destroyers faisaient pleuvoir l’apocalypse depuis leurs positions retranchées. Les transporteurs crachaient des milliers de chasseurs comme autant d’étoiles filantes, épaulés par leurs corvettes et tournoyant sans fin au cœur du champ de bataille. Comparé aux explosions dantesques des armes lourdes qui illuminaient la nébuleuse, la destruction des vaisseaux monoplace faisaient figure de vulgaires pétards. À cette échelle, on oubliait vite les pertes que chacune de ces explosions représentait.

Ratchet accéléra, suivi par ses ailiers. Pour rejoindre le Gardien, ils devaient traverser le barrage ennemi. Un groupe de chasseurs ennemis les repéra et les prit en chasse. Le Lombax grogna : ils n’avaient pas le temps pour ça !

Il envoya rapidement une directive et les sept vaisseaux activèrent simultanément leurs rétrofusées avant. Poussant le manche droit devant lui, Ratchet piqua du nez et exécuta un looping très serré, l’accélération l’écrasant contre son siège. Ses compagnons firent de même, chacun dans une direction différente, figurant l’éclosion d’une fleur lumineuse. Ils se retrouvèrent derrière leurs poursuivants et firent feu de leurs impulseurs à ions, détruisant les écrans déflecteurs et les systèmes électroniques. Les chasseurs ennemis se mirent à dériver, inoffensifs, et l’escadrille reprit sa route. Aussitôt, de nouveaux adversaires se lancèrent à leur poursuite. Ratchet comprit que la connexion mentale des Lokis serait toujours plus rapide que les transmissions radio. Leur seul moyen de se rendre « invisibles » à leurs yeux était de tuer tous les témoins dans les environs… et avec plusieurs milliers de chasseurs, c’était chose difficile.

Sans perdre plus de temps, ils resserrèrent la formation et se dirigèrent à pleine vitesse vers leur cible, contournant les énormes bâtiments de guerre, envoyant salve après salve s’écraser sur les défenses ennemies. Clank prit le contrôle de la tourelle de poupe d’Aphélion et élimina quelques poursuivants. Ratchet sentait la pression des amortisseurs inertiels compensant les mouvements brusques d’Aphélion. Bientôt, ils arrivèrent en vue du Gardien. Ce dernier était aux prises avec deux cuirassés placés de chaque côté du navire. Les titans déversaient des tonnes de munitions pour tenter de percer le bouclier du vaisseau amiral, mais rencontraient une violente et irrépressible résistance. Cependant, un troisième cuirassé, leur cible, se dirigeait lentement vers le ventre du Gardien, moins défendu. S’il parvenait jusqu’à lui, même la puissance de ce dernier ne lui permettrait pas de tenir le choc.

— Ces cuirassés sont occupés avec le Gardien, fit remarquer le Lombax. Si on s’occupe assez vite du troisième, on pourra frapper les deux autres dans le dos !

— Ne va pas trop vite en besogne, l’interrompit Clank. Amiral, ici l’escadrille Alpha. Nous sommes en position.

— Parfait. Tempête et Sentinelle, c’est quand vous voulez !


Deux frégates surgirent d’une nappe nuageuse tels des prédateurs embusqués. Leur canon de proue fit jaillir un intense rayon jaune topaze. Ils frappèrent les boucliers du cuirassé en un point précis sans discontinuer, comme deux rayons de soleil concentrés. Les flux de protons accélérés à la vitesse de la lumière, d’ordinaire utilisés pour effectuer des frappes chirurgicales ou détruire instantanément des vaisseaux de petite taille, perturbèrent le champ d’énergie du bouclier et créèrent un minuscule trou, comme une aiguille trop fine pour percer une bulle. La brèche était cependant suffisamment large pour laisser passer les chasseurs. Ratchet prit la tête du groupe alors que l’ouverture commençait déjà à se refermer et passa au travers, suivi par deux ailiers. De seconde en seconde, la brèche s’étrécissait. Deux autres vaisseaux passèrent l’un après l’autre. Thoz passa de justesse, et son écran déflecteur entra en contact avec celui du cuirassé, projetant un nuage d’étincelles électrifiées dans l’espace. L’Agorien perdit son bouclier, et le générateur de son vaisseau cessa de répondre. Hisat était le dernier, mais dut redresser le nez de son appareil de justesse avant de s’écraser contre l’ouverture désormais scellée.

— Je vais me rendre utile ailleurs, décida le Markazien en s’éloignant. On se retrouve plus tard !

— Bien compris, approuva Ratchet. Thoz, où en es-tu ?

— Mon bouclier est toujours à sec, mais le reste fonctionne, je peux vous suivre.

— Impossible, refusa Clank. Sans écrans anti-radiations, vous serez tué par les projections de particules des réacteurs.

— Si tu le dis, petit. Je vais monter la garde. Si des Lokis s’approchent, ils auront affaire à moi.


L’Agorien gratifia Ratchet d’un pouce levé à travers sa verrière et le groupe repartit en direction de la poupe du cuirassé. Celui-ci était propulsé par trois grands réacteurs et huit plus petits. De longs jets de particules émergeaient des tuyères. Entrer dans l’un d’eux, même avec Aphélion, signifiait la mort instantanée.

— La poupe est équipée de tourelles antiaériennes, rappela Clank. De plus, les passages menant aux conduits de dérivations sont trop étroits pour permettre à plus d’un chasseur de passer.

— Vous l’avez entendu, renchérit Ratchet. On se disperse, on détruit ces conduits le plus vite possible avant que les écrans de secours ne prennent le relais, et on se tire d’ici !


Le Lombax vira de bord et se dirigea vers l’un des réacteurs principaux. La tuyère était assez large pour y faire tenir Aphélion dix fois, et presque deux fois plus haute. À peine Ratchet s’était-il approché qu’une demi-douzaine de tourelles à plasma le prirent pour cible. Des tirs fusèrent autour de lui, ricochant sur la surface blindée du propulseur. Il partit en vrille et verrouilla deux charges de missiles à essaim. La salve de mini-roquettes à courte portée fusa vers les tourelles automatiques et les réduisirent en miettes. Sans prendre la peine de réduire sa vélocité, Ratchet passa au travers des débris et se rendit à la base du cône incandescent. Le conduit de refroidissement longeait la paroi externe de la tuyère, mais était trop bien protégée à cet endroit pour qu’il espère lui infliger le moindre dégât. Cependant, les trappes de maintenance juxtaposant la chambre à combustion étaient plus vulnérables, bien que plus difficiles à toucher. Le Lombax se positionna sous le maillage de métal sensé soutenir les vibrations du moteur, et Clank lui indiqua où tirer. Il alluma les phares et arma les cutters à protons de son vaisseau, conscient que toucher la base d’injection du carburant pouvait causer la perte d’une partie de l’équipage qu’ils étaient censés sauver.

Le réticule de visée de son ATH s’aligna avec la cible de Clank, et Ratchet pressa la gâchette. Les rayons dorés déchirèrent le vide spatial, atteignant le conduit. Des gouttelettes de métal fondu glissèrent sur le bouclier d’Aphélion et un jet de vapeur blanche jaillit du composant sectionné.

— Cela n’annonce rien de bon, grogna le Lombax. Clank, tu penses que c’est détruit ?

— Je te conseillerais même de partir au plus vite. Si les Lokis décident de garder les moteurs allumés malgré tout, la zone pourrait vite devenir dangereuse.


Ratchet hocha la tête et tira dans la grille de soutien pour se frayer un passage. Le conduit enflait comme un ballon de baudruche, prêt à éclater. Des lumières d’alerte illuminèrent la trappe de maintenance, et l’espace se mit à onduler alors que de l’air chaud s’échappait par la brèche. Poussant les réacteurs à fond, Aphélion s’éloigna rapidement de la zone à risque. Les particules incandescentes émises par les propulseurs du vaisseau lombax embrasèrent un flux de gaz inflammable, et la réaction en chaîne transforma le réacteur en une boule de feu de la taille d’un immeuble. Intrigué par la lueur orangée qui illuminait leur vaisseau, Ratchet se retourna et constata que la tuyère avait éclaté comme un fruit trop mûr, les restes du conduit de dérivation laissant s’échapper un nuage de gouttelettes de liquide de refroidissement.

— C’était censé faire… ça ?

— Il semblerait que nous ayons provoqué nous-mêmes la surchauffe, répondit son ami, qui serait rouge d’embarras s’il le pouvait.

— Super. Dis-moi que ce n’est pas la réserve de carburant qui vient d’exploser.

— La couleur est trop rouge pour qu’il s’agisse de gélatonium. Je pense que l’équipage est sauf.

— Je ne sais pas si je dois m’en réjouir, finalement… Où en sont les autres ?

— J’aurais besoin d’un coup de main par ici ! répondit une voix féminine.


Des éclairs de lumière verte attirèrent l’attention du Lombax vers l’un des réacteurs secondaires à bâbord. Le vaisseau de Jexica tournoyait pour éviter les projectiles, mais toute une batterie de tourelles l’avait verrouillée, et des flammes jaunes léchaient déjà la coque du chasseur, laissant derrière lui un panache de fumée blanche. Ratchet passa au-dessus d’un énorme réacteur désactivé et se faufila entre les tourelles dans une spirale meurtrière, surgissant dans leur angle mort pour frapper. Il surgit de la dernière explosion et rejoignit la Valkyrie. Son radar lui indiqua que tous les propulseurs du cuirassé avaient été mis hors service. Déjà, l’imposant navire commençait à ralentir, bientôt à la merci des armes du Gardien.

— Jexica, tout va bien ? s’enquit Ratchet.

— Je n’ai rien, mais mon aile gauche est déchiquetée, je ne peux plus vous suivre dans ces conditions.

— Je vois. Rapport de situation, tout le monde !


Knox et Taelor avaient subi quelques dégâts de coque, mais rien de grave. Cette mission était accomplie, et ils décidèrent d’escorter Jexica jusqu’au vaisseau amiral afin qu’elle embarque dans un nouveau chasseur. Le cuirassé Loki était lentement en train de dériver, happé par les courants gravitationnels de la ceinture qui l’éloignaient du Gardien. Ce dernier était encore aux prises avec deux bâtiments, mais l’un d’eux ne tirait plus : son bouclier était tombé et des flammes bleues, alimentées par les gaz de la nébuleuse, constellaient sa surface et ses postes d’armement, là où le blindage avait été arraché par les canons électromagnétiques. Déjà, des dizaines de navettes, escortées par de nombreux chasseurs, se frayaient un chemin au travers du champ de débris pour aborder le cuirassé ennemi.

Le groupe mit les gaz pour rejoindre l’affrontement et participa à l’escorte des navettes dès que Jexica fut posée dans le hangar du Gardien, d’où les vaisseaux de transport ne cessaient de décoller. Ratchet reconnut les navettes Araignée : des vaisseaux munis de huit trains articulés et munis de ventouses magnétiques, parfaits pour se fixer sur les grands navires. Les soldats sortaient par le ventre de l’appareil, où un sas télescopique muni d’un laser puissant permettait de découper une entrée à même la coque. La partie supérieure de la navette était équipée de tourelles de défense et surmontée d’une « carapace » lourdement blindée. Lorsque l’appareil était fixé sur un vaisseau ennemi, la protection s’abaissait et recouvrait les pattes, le faisant ressembler de l’extérieur à un dôme de métal impénétrable.


Plusieurs de ces véhicules se dirigeaient directement au poste de commandement ennemi ou vers leur salle des machines. Les navettes standard apporteraient un surplus de soldats en passant par le hangar ou les sas une fois qu’ils seraient déverrouillés. Ratchet et son escadrille se mirent à patrouiller rapidement autour du cuirassé Loki, protégeant les vaisseaux de transport des chasseurs ennemis. Un important champ de débris s’étendait déjà autour des bâtiments, et les tirs continuaient de pleuvoir entre les vaisseaux des deux camps. Plusieurs navettes furent détruites, d’autres endommagées mais parvinrent à atteindre leur destination.

Aphélion ne s’arrêtait pratiquement jamais de changer de direction, de tirer, et de revenir à la charge. Ziering, disposant d’une vue d’ensemble, fit souvent appel à leur escadrille pour se rendre d’un point à un autre du champ de bataille. Plus loin, d’autres vaisseaux avaient lancé des abordages, tandis que d’autres déversaient encore leurs munitions.

Pour le moment, les Forces Défensives n’avaient perdu aucun vaisseau capital. Mais l’équilibre des forces était encore fragile, et un nombre incalculable d’épaves dérivait déjà dans la nébuleuse. La suite de cette bataille dépendait désormais des équipes d’assaut. Ratchet espéra que les armes anti-Loki sur lesquelles reposait toute leur stratégie n’allaient pas leur faire défaut. En attendant, son travail était de leur faire gagner du temps. Il échangea un regard confiant avec Clank et activa les batteries secondaires d’Aphélion avant de retourner au combat, comme des milliers autour de lui.


***


Un nouvel impact secoua la navette, et Keirra serra les dents. D’après le pilote, ils venaient d’entrer dans le périmètre du cuirassé ennemi. Les Araignées étaient suffisamment grandes pour transporter une unité complète, soit cinquante soldats dont un officier. Les sièges étaient répartis en deux cercles concentriques et faisaient face au sas central, suffisamment large pour laisser passer deux personnes de front. Ils étaient prévus pour s’escamoter dans le plafond à l’atterrissage, et n’étaient pas reliés au sol. Un harnais solide maintenait les passagers en l’air, suspendus à quelques centimètres du plancher métallique. Ainsi, tous les chocs encaissés par le vaisseau étaient transmis dans les suspensions et permettaient de se passer d’une partie des amortisseurs. Ce n’était pas très confortable, mais c’était la solution idéale pour que la navette embarque autant de soldats sans être trop ralentie par rapport aux autres appareils de transport légers.

Une autre explosion fit bringuebaler le vaisseau. Keirra aurait juré qu’un chasseur s’était écrasé sur eux, et à en juger par le juron provenant du cockpit, elle ne devait pas être loin de la vérité. « Au moins, le pilote peut voir ce qu’il se passe dehors ! »

Autour d’elle, ses soldats n’avaient pas l’air paniqués, mais certains jetaient des coups d’œil fréquents vers leur arme pour vérifier qu’elle était encore accrochée à côté d’eux. Si la navette venait à exploser, c’étaient leurs armures intégrales qui auraient davantage de chances de leur sauver la vie…

— Déploiement des trains d’amarrage ! annonça le pilote. Préparez-vous, derrière !


Keirra saisit son fusil au moment où une intense secousse indiqua que le vaisseau était posé. De puissants vérins s’activèrent et la carapace se déploya pour protéger la structure. Les harnais relâchèrent les passagers, qui touchèrent le sol simultanément dans un puissant choc métallique. L’écoutille centrale s’ouvrit et la Markazienne prit la tête de l’unité. De l’autre côté du sas, le laser était en train de découper une ouverture circulaire dans la coque du cuirassé. À l’instant où la plaque de blindage s’effondra, elle sauta à travers l’écoutille. Le champ de pesanteur de la navette l’entraîna vers le bas, mais ils s’étaient posés sur un flanc du cuirassé, ce qui signifiait que la gravité n’était pas la même à l’extérieur de la navette. Keirra eut l’impression que son corps faisait un virage à angle droit, et son estomac ne la remercia pas, mais sa vitesse relative lui permit d’atterrir sur ses pieds, fusil à la main.

Le corridor était vide, mais étrangement mal éclairé. À l’exception de diodes d’urgence diffusant une lumière rouge au pied des murs et au plafond, la zone était plongée dans l’ombre. Les Lokis faisaient-ils des économies d’énergie ?

Keirra s’éloigna de l’ouverture, arme en joue, et d’autres soldats émergèrent du sas.

— Branchez vos détecteurs, ordonna-t-elle en connectant l’interface de son arme à son ATH.


Aussitôt, des points rouges clignotèrent sur son radar. Ils se déplaçaient en groupe, et très rapidement.

— Contact à dix heures ! beugla un soldat.

La Markazienne chercha un couvert, et se jeta derrière une cloison. Un autre l’imita au moment où des rafales d’énergie mauves déchirèrent l’air. Des panneaux métalliques furent arrachés et plusieurs ampoules éclatèrent simultanément. Keirra sentit son armure chauffer sous la pression. D’autres salves suivirent, puis les Lokis cessèrent le feu pendant une seconde. Saisissant cette occasion, la Markazienne sortit de son couvert et projeta les vrilles énergétiques de son extracteur sur l’ennemi le plus proche. D’autres rayons dorés suivirent, et les trois Lokis furent paralysés. Le soldat la protégea de son bouclier tandis qu’elle répéta la manipulation apprise durant l’entraînement sur Iglak. Lorsque l’extracteur était activé, la gâchette du fusil devenait plus résistante, si bien qu’il fallait une à deux secondes pour la presser jusqu’au bout. Cela permettait de gérer le flux énergétique de façon instinctive, et Keirra s’était révélée plutôt douée.

Les anneaux mobiles du fusil se joignirent et le parasite fut extrait de son hôte dans un éclair doré. Aussitôt, elle déploya sa lame harmonique et fonça au corps-à-corps, plongeant la baïonnette dans la poitrine du Loki, dont le visage paraissait encore surpris avant d’être réduit en cendres. Le groupe ennemi défait, Keirra dépassa les trois civils désorientés et se plaqua contre le coin du mur, un œil rivé sur son radar.

— D’autres arrivent, dit-elle à son unité qui continuait de débarquer de la navette. On embarque les civils et on progresse vers la proue. Dès que le transport est plein, il rentre au Gardien. L’unité 212 doit nous rejoindre au hangar pour en prendre le contrôle. Dégageons une route pour les civils, que leur escorte soit la plus minimale possible. On ne peut pas se permettre de se disperser. Coltan, continuez dans ce couloir avec votre escadron, et rejoignez-nous quand la zone sera sécurisée. Au moindre pépin, rappliquez illico. Le reste, avec moi.


Le sergent s’engagea dans l’étroit couloirs de maintenance, et Keirra partit par une bifurcation menant au réseau de communication principal.

Ils progressèrent lentement, assaillis à chaque virage par des Lokis de plus en plus nombreux. Heureusement, les extracteurs dépassaient même leurs espérances. Les boucliers psioniques qui bloquaient les projectiles paralysants ne pouvaient rien contre les vrilles emprisonnant les parasites. En quelques minutes, ils avaient parcouru une centaine de mètres avec seulement quelques blessés dans leurs rangs. Cependant, le nombre d’ennemis était plus élevé que prévu, ce qui augmentait également la quantité de civils à escorter. Lorsque la distance s’allongea trop, Keirra finit par ordonner à la navette de partir et décida de garder les réfugiés près d’eux, en retrait et encadrés par des soldats.

Le groupe arriva dans une vaste salle remplie de vaisseaux et de conteneurs. Régulièrement, de larges portes séparaient la zone en compartiments. Il s’agissait des cales adjacentes au hangar où étaient entreposés la cargaison et les réserves de matériel. Keirra entendit le bruit d’un combat non loin, et son radar était saturé de signaux Lokis derrière la rangée de portes menant au hangar.

— Ça va être intense de l’autre côté, déclara-t-elle en embrassant son unité du regard. Voilà le plan : on sécurise une ou deux navettes pour embarquer les civils et les blessés, et on s’arrange pour leur dégager un chemin. Espérons que les commandos d’assaut au pont de commandement auront fait leur travail.

— Lieutenant, je crois qu’ils s’approchent !

— À couvert, tout le monde ! Escadron B, prenez par…


Un bip sonore lui coupa la parole. D’après son radar, les Lokis se dirigeaient droit vers eux, et ne semblaient pas vouloir contourner les obstacles. Keirra eut à peine le temps de hurler « À terre ! » que son couvert se déchira, enfoncée par un énorme Agorien luisant d’un éclat améthyste. Des éclairs mauves se répandirent dans l’air, brûlant la chair et brisant le métal. D’autres Lokis passèrent au travers de la cloison, projetant des déferlantes d’énergie. Pris par surprise, plusieurs soldats furent tués sur le coup. Un vaisseau explosa, projetant des centaines de débris incandescents.

Keirra ne sut si elle avait été touchée. En fait, elle ne savait pas comment elle s’était retrouvée par terre. Elle regarda confusément l’Agorien qui l’avait percutée avancer d’un pas lourd en direction des civils, recroquevillés derrière des conteneurs. La créature saisit l’obstacle d’une main et l’écarta comme si elle était faite de papier, froissant le métal et faisant sauter les rivets tels des bouchons hors d’une bouteille.

La Markazienne essaya de se relever, ses membres agités de spasmes incontrôlables. Elle avait l’impression d’avoir été frappée par la foudre. De nombreuses brûlures marquaient son visage, et son armure était en piteux état. En tâtonnant, elle finit par trouver la poignée de son arme. L’Agorien se mit à luire d’une lueur menaçante. Sa vision était troublée, entre les éclats d’or et d’améthyste qui fusaient autour d’elle, se reflétant sur les morceaux de sa visière brisée.

Les civils étaient en danger. Sa combinaison lui injecta une dose de Nanotechs, et la douleur s’atténua. Elle saisit son fusil et déploya la baïonnette. Ses jambes se mirent en mouvement, et elle fut soudain debout, puis en train de courir. Elle bondit et plongea la lame blanche entre les omoplates de l’Agorien. Le colosse se débattit, mais Keirra appuya encore sur la poignée, ses pieds ballottant dans le vide. Un liquide chaud dégoulina sur ses mains, le long de ses bras, sur ses flancs. Était-ce son propre sang, ou le sien ?

Au bout d’une lutte semblant interminable, l’Agorien s’effondra finalement. Keirra retira sa lame en titubant. Elle était maintenant teintée de rouge.

— Madame, bredouilla l’un des civils, un enfant cazar. Vous êtes blessée.

— Ce n’est rien, répondit-elle en retirant son casque désormais inutile. Restez à l’abri. On va vous sortir de là, je vous le promets.


La Markazienne vérifia que l’Agorien était bien mort et retourna vers son unité. Les soldats avaient monté des barricades de fortune pour résister à l’assaut des Lokis, dont le nombre refusait de décroître. Une dizaine de corps en armure gisaient déjà sur le sol froid du hangar. Plusieurs parasites avaient été extraits de leurs hôtes, mais la zone était trop ouverte pour les engager au corps-à-corps. Un civil désorienté reçut une salve d’énergie violette en pleine poitrine et s’écroula, le torse fumant. Keirra rugit en brandissant son fusil et monta sur la barricade. Elle poussa sur ses jambes douloureuses et bondit sur les silhouettes fantomatiques, en fauchant deux de sa lame harmonique. Galvanisé, ses hommes chargèrent dans le hangar, la Markazienne en tête.

L’endroit était immense, long de presque cinq cents mètres et large de cinquante, sans compter les compartiments de soute sur les côtés. À l’opposé de leur position, Keirra repéra l’unité 212. Eux aussi semblaient submergés. Il fallait absolument dégager un chemin d’évacuation pour les civils et désactiver les boucliers du hangar, afin que les renforts puissent débarquer. Malheureusement, les commandes du poste principal étaient inaccessibles, et la seconde console se trouvait juste à côté de la porte, des centaines de mètres plus loin.

— Faites monter tout le monde dans les navettes et activez les boucliers ! beugla-t-elle aux soldats restés en arrière. Quatre escadrons avec moi, on va pousser jusqu’à la sortie du hangar !


Ils se dispersèrent, mais restaient en binôme. Un membre protégeait l’autre de son bouclier tandis qu’il s’occupait des Lokis. Keirra ne s’arrêtait jamais d’avancer, ignorant la douleur des brûlures. Extraire, tuer, recharger, recommencer. Se mettre à couvert pour recharger l’écran protecteur. Traîner les civils et les blessés en sécurité. Regarder ses compagnons tomber sous le feu violet. Pour chaque Loki brisé par sa lame, deux venaient le remplacer. Malgré leurs efforts, ils ne parvenaient pas à gagner du terrain. Il y avait trop de civils à protéger, pas assez de soldats pour combattre.  Une onde de choc l’envoya au sol. Elle roula sur elle-même, esquivant de justesse un tir qui rasa sa tempe, dessinant une ligne ensanglantée. Les Lokis se rapprochaient. Épuisée, à court d’options, elle lança son arme, empalant un des ennemis. L’autre se jeta sur elle. C’était un Markazien, beaucoup plus jeune qu’elle. Ses yeux d’adolescent brillaient d’un éclat indigo, sa bouche tordue en un rictus cruel. Keirra voulut bouger, frapper son adversaire, mais elle c’était comme si la gravité s’était intensifiée. Ses membres étaient plaqués contre le sol par une force invisible. Ou était-ce son corps qui ne tenait plus le coup ?

Le Markazien leva les deux mains au-dessus de sa tête, et une sphère lumineuse se forma entre ses paumes. Keirra se débattit, contracta ses muscles à s’en faire mal. Elle eut un goût métallique dans la bouche. Le Loki s’apprêta à asséner le coup fatal, et la jeune femme hurla à pleins poumons, tel un ultime défi lancé à l’ennemi.

— Lieutenant !


Le soldat percuta le Loki sur le flanc, plongeant sa lame harmonique entre ses côtes. L’extrémité luisante émergea de l’autre côté du corps, et un voile d’améthyste les recouvrit tous les deux. La force qui entravait Keirra disparut, et elle se dépêcha de foncer vers le soldat, allongé face contre terre. Son armure était noircie. Lorsqu’elle le retourna, elle fut prise de nausée tant le soldat était méconnaissable : son corps était profondément brûlé. Les éclats de sa visière étaient enfoncés dans son visage, et des lambeaux de chair calcinée par le feu violet se détachaient comme des feuilles mortes. Elle ne saurait jamais qui l’avait sauvée. L’adolescent gisait sous le corps en armure, le torse encore rougi par la lame polie. Si on oubliait le filet carmin coulant de ses lèves, son expression paraissait paisible.

La jeune femme resta à genoux, à le contempler. Les tirs toujours tous azimuts, comme une pluie d’étoiles filantes. Ce garçon aurait pu être son petit frère, et il ne pourrait même pas savoir comment il était mort. Ses parents l’attendaient sans doute encore à la maison…

Elle regarda autour d’elle. La moitié de son unité gisait par terre, ainsi que des dizaines de civils se demandant comment ils s’étaient retrouvés embarqués dans ce vaisseau. Eux aussi devaient être attendus, quelque part dans la galaxie.

Keirra n’avait plus de Nanotechs. Son radar était hors-service, mais elle savait que les Lokis étaient encore beaucoup trop nombreux. Cependant, elle s’en fichait comme d’une guigne. De toute façon, les commandes du bouclier étaient si loin…

Ses membres lui hurlaient de s’allonger. Ce serait facile de se laisser tomber, de faire la morte. Un Loki viendrait peut-être s’emparer de son corps, mais elle n’aurait alors plus à se soucier de rien. La main qui tenait auparavant son arme n’avait plus de gant. Elle s’enfouit sous les plaques d’armures déchirées, vers son estomac, et ressortit recouverte d’une substance écarlate. Pourtant, elle ne sentait rien à cet endroit. À vrai dire, elle ne sentait plus grand-chose, si ce n’était une terrible envie de dormir. Un voile noir tomba sur ses yeux, et l’image rassurante de Jillian s’imposa à son esprit. Elle sentit à peine le contact froid du sol métallique.


***


Une minute passa… ou peut-être dix, ou mille ?

Elle n’entendait plus rien. Ce silence tant espéré l’apaisa. Le néant s’étendait à l’infini dans toutes les directions. Elle ferma les yeux et passa la main sur son abdomen. Sa peau était lisse et ne portait plus aucune trace de blessure. Elle ne sentait pas la caresse d’une atmosphère, mais sa respiration était normale. La température était idéale, mais il manquait l’éclat et la chaleur d’un soleil, et Keirra frissonna malgré elle.

Suspendue dans les limbes de sa conscience, elle attendit, sans ressentir le passage du temps. Mais soudain, elle ressentit une piqûre sur l’avant-bras, qui eut l’effet d’une décharge électrique. La surprise la fit sursauter, projetant une onde de douleur dans tout son corps. Résolue à lutter contre cet agresseur invisible, elle chercha du regard le responsable, tournant librement dans cette dimension sans haut ni bas, mais ses yeux ne pouvaient même pas voir son propre corps. Elle reçut une nouvelle piqûre sur la tempe. Par réflexe, elle essaya d’écraser l’insecte qui l’ennuyait, et ne parvint qu’à se mettre le doigt dans l’œil. Elle poussa un juron que ses oreilles ne pouvaient entendre. D’autres décharges l’assaillirent, chacune mettant d’avantage ses nerfs à rude épreuve. La douleur l’envahit, mais elle eut l’impression que quelque chose d’autre arrivait. À chaque piqûre, un faible éclat blanc luisait au loin, pareil à un phare caché derrière un manteau de brume. Un faible sifflement lui parvint, s’intensifiant à chaque nouvelle onde de douleur. C’était comme si son corps et ses sens se réveillaient. Elle décida d’arrêter de se débattre – bien qu’elle ne pût pas vraiment empêcher les décharges de se produire – et accepta les vagues de souffrance successives. Peu à peu, elles s’atténuèrent, et le monde devint de plus en plus blanc et bruyant. Elle se sentit chuter, et perçut la résistance de l’air qui la frôlait. Les caresses se transformèrent en bourrasques, et la lueur blanche en étoile aveuglante, vers laquelle elle tombait de plus en plus vite. Keirra mit ses mains de nouveau tangibles devant son visage pour se protéger. Mais la lumière emplit chaque recoin de l’espace, supprimant l’ombre, puis la matière, et la jeune femme disparut.


***


— Lieutenant, vous m’entendez ? dit une voix éraillée. Allez Eldren, ce n’est pas le moment de faire la sieste !


Keirra ouvrit brusquement les yeux. Ses poumons se remplirent d’un coup, déclenchant une violente toux. La douleur et le bruit étaient revenus, mais un fluide apaisant circulait dans ses veines. On lui avait injecté une forte dose de Nanotechs. En se maintenant le flanc d’une main, elle se redressa et fit face à son interlocuteur : le lieutenant Wayn, de l’unité 212. Le robot était penché sur elle. Autour d’eux, quatre soldats se battaient contre les Lokis qui pullulaient toujours dans le hangar, protégeant les deux officiers. La Markazienne hocha la tête pour signifier qu’elle allait bien, et Wayn l’aida à se remettre sur pieds.

— Je n’ai pas de nouvelle armure pour vous, et je viens de vous donner mes dernières capsules de Nanotechs, déclara-t-il en lui rendant son fusil. Nous sommes à mi-chemin de la porte, vous vous sentez de continuer ?

— Parfaitement. Les civils sont…

— Dans les navettes, en sécurité. Mais si on ne libère pas le passage, ils sont condamnés. Je ne sais pas si l’unité d’assaut du pont de commandement a réussi son coup, mais les boucliers sont toujours activés, alors on va devoir s’en occuper nous-mêmes. Mon unité va retenir les Lokis autant que possible. Rassemblez vos hommes et foncez vers la porte. Dès qu’elle sera ouverte, on se retranchera dans les compartiments de soute et on tiendra la position jusqu’à l’arrivée des renforts.

— Compris. Bonne chance, Lieutenant. Et merci.

— Prouvez-moi que je ne vous ai pas sauvée pour rien. On se retrouve devant la porte.


Keirra empoigna son fusil, rechargea la pile énergétique, et les soldats de Wayn retirèrent leurs écrans protecteurs, se repliant vers les couverts les plus proches. La Markazienne greffa le visage de Jillian dans un coin de son esprit, comme un flambeau pour la guider, et courut en direction de ce qui restait de son unité, courbée en deux pour échapper aux salves des Lokis. Grâce à la couverture de Wayn, ils n’avaient plus à se soucier de ceux qui arrivaient par derrière. Keirra rallia ses troupes, et tous chargèrent en direction de l’immense porte du hangar. Un Terraklon possédé se planta devant elle. Les vrilles dorées de son fusil extirpèrent le parasite de son enveloppe de chair, et un soldat le transperça de sa lame. La Markazienne saisit le Terraklon par les épaules et le traîna à couvert. Un autre soldat prit le relais, et elle continua à avancer, un couvert après l’autre. Quelques-uns de ses hommes se mirent à tirer sur les suspensions magnétiques d’un chasseur à l’arrêt. Keirra les imita, et le vaisseau s’effondra dans un fracas d’acier et d’étincelles incandescentes, bloquant le passage d’éventuels ennemis. Un Loki dépossédé de son hôte se jeta vers un artilleur déjà aux prises avec un autre. Elle ramassa un morceau de métal tranchant et le lança de toutes ses forces. Le projectile s’enfonça dans la gorge de l’assaillant, qui se désagrégea en éclats scintillants.

La distance diminuait. Plus qu’une centaine de mètres…


Des soldats tombaient à ses côtés. Pour chaque perte, elle ripostait deux fois plus férocement. Malgré tout, le nombre de Lokis semblait ne jamais diminuer. Une petite voix lui rappela qu’un cuirassé markazien, s’il était prévu pour plusieurs milliers de membres d’équipage, pouvait contenir bien plus de passagers sans surcharger les systèmes de survie. Lors de la première vague d’abordages, presque deux mille soldats étaient partis à l’assaut. Le vaisseau Loki devait contenir quatre fois plus d’ennemis… « Comment espéraient-ils l’emporter ? » songea-t-elle avec amertume.

Un nouvel opposant l’attaqua, réduisant en miettes la caisse qui l’abritait. Chassant ces pensées lugubres de son esprit, elle se concentra exclusivement sur le Loki qui lui faisait face, puis sur le suivant. Il y avait bien assez pour s’occuper sans ajouter une crise de doutes envers les ordres de ses supérieurs. S’ils en avaient décidé ainsi, c’était qu’ils les croyaient capables de réussir, et elle allait le leur prouver. Une enjambée après l’autre, la jeune femme avança vers son objectif. Elle était maintenant si près qu’elle pouvait distinguer les motifs sur l’écran de contrôle. En face d’elle, l’immense porte s’ouvrait sur l’espace. Les rubans violacés de la nébuleuse masquaient partiellement la dévastation qui ravageait le champ de bataille spatial. Cette vue déplut à Keirra. Il y avait beaucoup trop de violet. L’espace d’un instant, elle se demanda si les Lokis n’y étaient pas pour quelque chose dans les propriétés de la structure céleste qui les entourait.

Un tir passa tout près d’elle, par derrière. Elle fit volte-face et vit toute une troupe de Lokis se diriger vers elle. L’unité de Wayn avait dû échouer à les contenir. Quelques-uns de ses soldats les attendaient, et ouvrirent le feu. Au loin, les boucliers d’une des navettes fluctuaient dangereusement. S’ils cédaient, les civils n'auraient plus que quelques secondes à vivre.

Keirra jura et se mit à sprinter vers la console, oubliant toute prudence. Elle ne tarda pas à le payer : un projectile épais comme un pouce traversa sa cuisse, ne laissant un trou fumant. Une douleur atroce traversa son corps, lui faisant oublier tout le reste. Sa jambe l’abandonna, et elle s’effondra lourdement. D’une main tremblante, la vue embuée de larmes, elle effleura le trou fumant d’où s’écoulait déjà un épais liquide vermeil. Une onde de choc la saisit en la projeta en l’air comme une poupée de chiffon. Son dos heurta violemment la cloison métallique qui encadrait la porte, et l’impact vida ses poumons, empêchant son cri de douleur de dépasser ses lèvres.

Des taches rouges emplirent son champ de vision. Le souffle erratique et sa conscience sur le point de lâcher, elle tenta de se retourner. Une souffrance indescriptible lui coupa toute volonté de forcer sur ses articulations brisées. Au loin, quelqu’un l’appela. Elle tourna lentement la tête et vit son unité se faire irrémédiablement décimer par les Lokis. Un obstacle entra dans son champ de vision. Il s’agissait de la console de commande.

Un rictus se dessina sur ses lèvres ensanglantées. En voulant l’achever, l’ennemi l’avait conduite à sa destination. Se servant du seul bras qui acceptait encore de bouger, elle agrippa ce qu’elle put et entreprit de traîner son corps brisé jusqu’à l’écran de contrôle. Au bout d’une progression interminable, elle se retrouva au pied du pupitre. Toujours à plat ventre, elle ne pouvait le voir que du coin de l’œil. Dans son état, impossible d’atteindre la commande d’ouverture…

L’image de Jillian apparut de nouveau. Elle connaissait son visage par cœur : son sourire charmeur, ses yeux d’ambre qu’on croyait provenir du cœur d’une étoile, sa fourrure dorée… Et ce rire qui pouvait faire chanter les bâtiments tristes de Meridian City. Si Keirra échouait ici, peut-être que personne ne pourrait plus jamais l’entendre. C’était tout simplement hors de question.

La jeune Markazienne serra les dents et leva la main autant qu’elle le put. Ses doigts finirent par trouver une prise solide. Puisant dans toute la force qui lui restait, elle contracta ses muscles, chaque centimètre faisant exploser un concert de douleur dans chaque recoin de son corps. Lentement, elle parvint à se hisser sur le pupitre. Elle reposa sa poitrine sur la console et tira de toutes ses forces pour ne pas retomber, ses jambes traînant piteusement sur le sol. Sa tête reposant sur l’écran, elle chercha du regard la commande de désactivation des boucliers. Elle ne prêtait plus attention aux ennemis qui approchaient. Lorsque sa main appuya finalement sur le bouton idoine, un signal sonore retentit dans le hangar, et l’écran protégeant la porte se dissipa, ne laissant que le champ de force les séparant du vide spatial. Aussitôt, des navettes d’assaut se précipitèrent à l’intérieur. Parmi elles, un chasseur Lombax que Keirra reconnut entre mille.

Les rampes s’ouvrirent, et des dizaines de soldats ouvrirent le feu sur les Lokis. L’or remplaça peu à peu l’améthyste, à mesure que les commandos débarquaient des transports. Une vingtaine de navettes remplies de civils décollèrent dans la minute, emportant des centaines de réfugiés en sécurité. Keirra soupira, de soulagement comme de fatigue. Ses doigts relâchèrent leur prise, mais elle ne glissa pas. Elle resta à moitié allongée sur le pupitre de commandes, incapable de bouger le moindre muscle, comme pour le protéger. Confusément, elle aperçut plusieurs silhouettes se diriger vers elle en courant. Etaient-ce des Lokis ? Elle n’en savait rien. Juste avant de sombrer dans l’inconscience, il lui sembla entendre un rire cristallin traversant l’espace.




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