Author: Arayn
Droit comme un piquet devant le guichet de la station, les bras croisés et les paupières frémissantes, Griffin s’efforçait de ne pas s’énerver. Il soupira en croisant le regard d’un civil sur la rangée d’à côté. Celui-ci avait l’air aussi exaspéré que lui. D’un geste rageur, il ramassa ses papiers et s’empara du ticket que lui tendait le guichetier avant de partir en direction de la salle d’attente. Derrière lui, une longue file d’attente se profilait, et l’inspecteur savait qu’il en avait une identique s’impatientant dans son dos.
— Veuillez m’excuser, reprit-il du ton le plus poli qu’il se sentait capable d’employer, je ne suis pas sûr d’avoir bien compris. Pourquoi exactement ne puis-je pas me rendre sur Iglak ?
— Je vous l’ai déjà dit, Monsieur Odyxon, expliqua le pauvre Tharpod. Les voyages interplanétaires sont interrompus jusqu’à nouvel ordre. Seules les Forces Défensives sont habilitées à se déplacer dans le système.
— Oh, je vois. Je me suis absenté dix jours, j’ai peut-être raté le mémo. La police a-t-elle été exclue de l’armée dernièrement ?
— Non, bien sûr que non. Pourquoi cette question ?
— Parce que j’ai ici une plaque indiquant « Inspecteur de police de Meridian City » ! s’exclama Griffin en pointant l’insigne doré qui ornait sa poitrine. Alors je vous en prie, expliquez-moi ce que je fiche encore sur cette station !
— Euh… Je comprends, bafouilla le guichetier. Je vais voir ce que je peux faire.
Le Tharpod quitta son poste, déclenchant une vague de protestations dans le dos de l’inspecteur. Certains tentèrent de se déplacer dans les files voisines, et furent repoussés sans ménagement par les civils défendant chèrement leur place. Les autres se mirent à se bousculer pour mieux voir l’origine du départ inopiné du guichetier.
— Hé le nabot, tu ralentis tout le monde ! s’écria l’un d’eux.
— Mon mari m’attend à Luminopolis ! vociféra une autre.
— Pourquoi tu aurais droit à un traitement de faveur, hein ? demanda un de ceux qui attendaient juste derrière lui.
— Je suis de la police, répondit distraitement Griffin sans se retourner – il n’avait vraiment pas de temps à perdre avec ces idiots.
— Ah ouais ? reprit la voix bourrue. Il paraît que c’est la grosse misère à Meridian City. Il y aurait des émeutes partout ! précisa-t-il d’une voix plus forte, pour que tout le monde l’entende. Elle fait quoi la police pour régler ça ?
Le Terachnoïde grinça des dents sans répondre. Bien sûr qu’il avait eu vent de ces rumeurs. Malheureusement, depuis son arrivée dans le système, impossible de joindre le commissaire ! Apparemment, les communications non prioritaires avaient été coupées en même temps que les transports. C’était pour cette raison qu’il était crucial que Griffin se rende au Centre de Défense Planétaire. Si Wencalas était bien derrière ce chaos, cette situation serait parfaite pour s’en prendre à la tête des Forces Défensives. S’il ne parvenait pas à les prévenir à temps…
Quelqu’un fut bousculé derrière lui. Il se retourna et découvrit l’énorme Markazien qui excitait toute la foule. On aurait dit Artémis Zogg, après la perte de sa présidence – et de sa lucidité. Le gaillard s’était brutalement frayé un chemin jusqu’à lui, énervant encore plus les civils. Il le souleva par le col d’une main, élevant son visage à sa hauteur.
— Tu réponds quand je pose une question ! cracha-t-il en le secouant.
— Désolé, mon grand. Je n’ai pas dû bien entendre…
Visiblement, sa voix avait eu l’air trop ennuyée au goût du Markazien. Celui-ci leva un poing, et Griffin se souvint alors qu’il était sous couverture, et sans arme paralysante.
« Quel crétin » songea-t-il avant de se prendre plusieurs kilos de chair et d’os dans le visage. La brute le relâcha et Griffin s’effondra misérablement au pied du guichet. Des points blancs dansèrent devant ses yeux, et il fut pris de vertige.
— Ma planète est en feu ! hurla le Markazien. Plutôt que de faire leur travail, l’armée préfère nous garder ici ! Et Apogée qui répète que tout est sous contrôle ! Sans Ratchet et Clank, vous n’êtes rien de plus qu’une bande de bouffons !
Un autre coup de poing suivit, et un pied atterrit sur son estomac. Plié en deux, tentant vainement de se protéger la tête, Griffin attendit que l’orage passe. Que pouvait-il faire, de toute façon ? Après tout, son espèce avait été élue « la plus intelligente de l’univers » trois millénaires d’affilée. Il savait évaluer et reconnaître un combat perdu d’avance… Ce qui lui rappela le prix « d’espèce la plus faible de l’univers » qu’ils remportaient depuis quatre millénaires consécutifs.
Finalement, des gardes finirent par traverser la foule et firent reculer la brute. Au même moment, le guichetier revint, et voyant l’état de Griffin, sortit de derrière le comptoir et vint l’aider à se relever, se confondant en excuses. Les fauteurs de troubles furent rappelés à l’ordre et l’inspecteur fut transporté dans une infirmerie. Les blessures étaient superficielles, mais il les avait senties passer. Il ressortit dans le hall d’accueil de la station dix minutes plus tard, et un fonctionnaire vint l’informer que sa requête de transport pour Iglak avait été rejetée. Dépité d’avoir subi l’attente et les coups pour rien, il retourna aux docks.
Le contrebandier se trouvait au même endroit où il l’avait laissé : assis sur une caisse à côté de son vaisseau, se caressant pensivement le menton d’une main, l’homme fixait son jeu de holo-cartes. En face de lui, deux types louches l’imitaient, échangeant des jetons sur le baril qui leur servait de table.
— Vous êtes passé sous un camion ? le questionna-t-il en voyant son visage encore tuméfié.
— On peut dire ça.
— J’en déduis que vous êtes coincé ici ?
— On peut dire ça. Vous vous amusez bien ?
— Ravi que vous posiez la question, répondit le contrebandier avec un sourire en coin. Il se trouve que j’étais sur le point de conclure une affaire particulièrement juteuse.
D’un mouvement souple du poignet, il dévoila ses cartes. L’air suffisant de ses adversaires s’évanouit, alors qu’il raflait toutes les mises, un grand sourire aux lèvres. L’un des deux types se retira avec un visage déconfit, l’autre jeta ses rageusement ses cartes sur la table avant de s’en aller en vociférant. Le perroquet du contrebandier entreprit de les ramasser, tandis que son compagnon amassait ses gains.
— Une fois à la capitale, j’échangerai tout cela contre un joli pactole. Vous jouez, inspecteur ?
— Sans façon. Vous comptez aller sur Iglak ?
— Dès que le plein sera fini, oui. Mais avec la quantité de vaisseaux bloqués ici, les pompes à carburant sont toutes occupées. Je devrais partir d’ici demain.
— Je dois me rendre immédiatement à Meridian City. Pouvez-vous m’y emmener ? Combien voulez-vous, deux mille boulons ?
— J’ai vraiment l’air d’un taxi, Odyxon ? rétorqua le contrebandier en croisant les bras. Et puis, qu’est-ce que c’est que cette somme ?
— Vous avez demandé à Ratchet et Clank une âme de Léviathan pour le voyage de Cobalia à Kortog. Cela me paraît un paiement suffisant pour un simple transport interplanétaire.
— Ha ! s’esclaffa-t-il soudain. Je ne vous ai pas raconté toute l’histoire… Le boule de poils et son ami se sont fait rouler comme des bleus. En réalité, une authentique âme de Léviathan Basilik vaut bien dix fois plus… et je ne parle pas de la valeur de l’essence de Grunthor. Quand j’ai appris qu’ils venaient tout juste d’arriver sur Polaris, j’ai presque eu des remords. Presque.
— Peu importe, répliqua Griffin chassant ses propos d’un geste exaspéré. Le moteur furtif vaut des millions. C’est bien plus que toutes les âmes de Léviathan de Sargasso. Ai-je vraiment besoin de vous payer davantage ?
— Voyons voir, fit le contrebandier en comptant sur ses doigts. Pour un renseignement top-secret sur les vaisseaux furtifs des Forces Défensives, un aller-retour jusqu’à Solana, dont en prime une option « passe-muraille » à l’aller…
L’homme échangea un regard entendu avec son perroquet. Un instant, Griffin crut déceler la lueur d’une profonde cupidité dans les yeux vitreux du volatile. Finalement, le contrebandier secoua la tête et remit son chapeau à large bords, un sourire en coin déformant son visage.
— Il se trouve que quelques clients m’attendent à la tour Zogg. Si Monsieur veut bien monter à bord, dit-il en s’inclinant avec une politesse si exagérée qu’elle relevait presque de l’insulte, je veux bien vous déposer à Meridian City. Pour vous, je ne demanderai pas de bonus. J’espère bien que vos collègues de la police auront vent des services que j’ai rendus à la société.
— Ne vous inquiétez pas pour ça, répondit l’inspecteur sans se démonter. En route !
— Cependant, il reste un petit détail à régler. Le plein n’est toujours pas fait.
— Vous n’avez pas besoin d’un réservoir rempli pour rejoindre Iglak.
— Non, mais je souhaite quitter le système dès que possible après m’être occupé de mes affaires sur place. Il n’est pas très sain pour moi de rester là où ça barde.
— Je comprends, mais nous n’avons pas le temps d’attendre que les pompes se libèrent.
— Je suis bien d’accord…
Quinze minutes plus tard, Griffin se questionna à nouveau sur ses choix de vie. Harnaché dans un scaphandre, attaché au vaisseau du contrebandier par un cordon d’à peine deux centimètres de large et le cœur au bord des lèvres à cause de l’apesanteur, le Terachnoïde était contraint de surveiller le bon déroulement du transfert de carburant. Un long tuyau extensible reliait les réservoirs du contrebandier et les énormes citernes de gélatonium de la station spatiale. L’ensemble était majoritairement camouflé par le champ d’invisibilité du moteur furtif, même si un œil affuté pouvait sans doute repérer de l’extérieur un tube de polymère sans attache flotter dans l’espace tel une sangsue…
Griffin suait à grosses gouttes dans sa combinaison, ce qui n’était en rien dû à la température. Il regrettait amèrement chaque gramme de nourriture qu’il avait avalé durant les trois derniers jours, et luttait de toutes ses forces pour trouver le moindre point de référence l’aidant à distinguer le haut du bas. Il resta en tout et pour tout quelques minutes dans le vide spatial, mais il avait l’impression d’avoir attendu toute une vie que le contrebandier lui envoie enfin le signal salvateur l’autorisant à détacher la pompe et à revenir au vaisseau.
Alors que le petit transporteur filait à la vitesse de la lumière vers Iglak et que le perroquet ne cessait de brailler des remarques déplacées à son sujet, l’inspecteur jura de ne jamais retourner dans l’espace. Il allait retrouver Apogée, lui fournir ses informations, et irait se faire couler un bain chaud, tranquillement installé dans son appartement. Cette perspective lui fit presque oublier la montagne de rapports qu’il aurait à rédiger une fois que cette affaire serait bouclée.
***
Le commissaire Meryl se hissa sur le « chemin de ronde » : une passerelle courant à mi-hauteur des barricades de titane s’élevant à presque deux mètres et traversant la rue. Ses hommes avaient érigé des barrages de ce genre un peu partout en ville pour bloquer la progression des Enfants de Quantos. Une vingtaine de policiers étaient postés sur la barricade, le fusil à la main. Meryl, qui venait d’arriver sur place, était vêtu d’une combinaison intégrale en microfibres, d’ordinaire utilisée par les pilotes de vaisseaux spatiaux pour se protéger des rayonnements irradiant dans le vide spatial. Ce genre d’équipement était parfait pour qu’un albinos tel que lui se protège du soleil, mais il se sentait terriblement à l’étroit, son pelage décoloré comprimé par la surface agrippante et son souffle limité par le respirateur de sa cagoule. Bien que la visière semi-rigide et auto-polarisante lui offrit un champ de vision complet, il avait l’impression qu’une multitude d’angles morts le menaçaient. De plus, cela ne lui conférait pas vraiment un air amical…
Le Cazar prit le temps d’observer ce qui se tramait au-delà des barricades : éloignés d’une centaine de mètres, les manifestants hors de contrôle saccageaient l’Avenue du Triomphe, nommée ainsi par sa proximité avec le Centre de Défense planétaire. Les victoires de Polaris avaient toujours été célébrées dans cette immense rue piétonne de presque trente mètres de large. Auparavant, d’immenses statues commémorant les héros des guerres passées surplombaient les passages entourés d’arbres et d’espaces naturels. Régulièrement, des fontaines et des arches ornées de plaques commémoratives retenaient l’attention des visiteurs, parfois guidés par les robots touristiques ou circulant dans de petites navettes antigrav.
Désormais, l’Avenue du Triomphe était méconnaissable. Les ouvrages d’or et de marbre étaient brisés, les arbres brûlés et le sol jonché de débris. Un nœud se forma dans la gorge de Meryl, contemplant au premier plan le saccage de mémoriaux vieux de plusieurs siècles. Il était en colère, mais hésitait à la diriger contre les civils déchaînés en face de lui. Une partie de lui espérait que les Lokis étaient derrière ces émeutes, qu’aucun citoyen d’Iglak n’ait pu se laisser corrompre par les discours abjects de cette secte.
— Commandant, intervint l’un des chefs de brigade posté sur la passerelle, ils s’approchent. Quels sont vos ordres ?
— Quelle est la situation aux niveaux inférieurs ?
— Plusieurs barrages ont déjà cédé. Ils semblent toujours se diriger vers le Centre de Défense.
— Où sont les renforts des Forces Défensives ?
— On a reçu une transmission de l’Amiral Xavix. Plusieurs bataillons sont en route, ils devraient arriver d’ici peu.
— Bien. Tenez-moi au courant, et que vos hommes se tiennent prêts à contenir l’assaut. Mais je ne veux aucun coup de feu jusqu’à-ce que j’en donne l’ordre !
Le sergent transmit les consignes et redescendit de la barricade en prenant la direction des camions de police garés plus loin. Meryl se munit d’un mégaphone et s’assura que tous les haut-parleurs du secteur encore en état de marche retranscrivent la communication.
— Ici le commissaire Meryl ! dit-il d’une voix ferme. Je vous ordonne de vous arrêter !
« Ça vaut toujours le coup d’essayer », pensa-t-il sans grande conviction. Il y eut un instant de flottement, durant lequel on entendit plus que le crépitement des incendies et des panneaux électriques saccagés. Les policiers postés sur la barricade piétinèrent, échangeant des regards anxieux sans lâcher leur arme. Meryl plissa les yeux, et ses lentilles à réalité augmentée projetèrent un zoom de son œil droit dans un coin de sa vision. Voyant que les émeutiers continuaient à saccager la rue en avançant dans leur direction, il soupira et retira le cran de sûreté de son pistolet. Apparemment, il était inutile d’espérer régler cette situation pacifiquement…
Et brusquement, les civils stoppèrent leur progression. Simultanément, ils se mirent en ligne face au barrage, formant un mur de chair compact à quelques dizaines de mètres de la police. Aux côtés de Meryl, personne n’osait bouger. Une enseigne monta avec une lenteur exagérée derrière lui et lui chuchota que les émeutes s’étaient également arrêtées dans les rues alentour. Précautionneusement, Meryl s’humecta les lèvres, mettant les sueurs froides qui coulaient le long de son dos sur le compte du soleil matinal, et leva à nouveau le mégaphone.
— À présent, énonça-t-il d’une voix plus calme, dispersez-vous et regagnez vos foyers dans le calme. Si vous obtempérez, aucune charge ne sera retenue contre vous.
Il n’était même pas sûr de ce qu’il était en train de promettre, mais il fallait tenter le tout pour le tout. S’il y avait la moindre chance que ces civils ne soient pas tous sous le contrôle des Lokis…
Le silence s’épaissit. Les civils fixaient le barrage, sans bouger un muscle. Les yeux de Meryl allaient nerveusement de droite à gauche, craignant que l’un des policiers ne craque sous la pression. Soudain, un claquement résonna au-dessus de leurs têtes. Meryl se risqua à regarder et vit des dizaines de navettes militaires émerger d’hyperespace dans le ciel de Meridian City. Les renforts arrivaient. Une terrible appréhension s’empara du Cazar, qui tourna vivement la tête vers la foule qui attendait en face de la barricade.
« Non, pas maintenant ! »
Un hurlement secoua la rue entière, et les civils se mirent à courir droit dans leur direction. Un rapide calcul fit comprendre à Koryl que les panneaux de titane ne résisteraient pas au choc.
— Repliez-vous ! En arrière, tout le monde !
Les policiers se précipitèrent, sautant de la passerelle et s’accrochant sur les portières des camions démarrant en trombe. Des cocktails enflammés passèrent par-dessus la barricade et s’écrasèrent sur le sol. Un agent malchanceux reçut une bouteille sur le dos, et s’embrasa en hurlant. Deux autres se précipitèrent à son secours. La débâcle était totale, et Meryl dut presque se battre contre ses hommes pour les empêcher de céder à la panique et de tourner le dos aux émeutiers qui enfonçaient le barrage comme une meute d’animaux enragés. Une pluie de projectiles retomba sur eux, des éclats de verre aux morceaux d’acier. Le Cazar n’y échappa pas plus que les autres fuyards.
Plusieurs navettes de la police survolèrent l’Avenue, larguant des bombes paralysantes au milieu de la foule. Un gaz épais emplit l’atmosphère, que même les filtres antifumées de Meryl ne purent percer. Les véhicules se posèrent sur leur chemin de retraire, leur offrant une couverture alors que des dizaines de policiers armés débarquèrent.
Le Cazar sentit un projectile lui frôler la tête, et se jeta derrière une voiture vide. La bouteille s’écrasa sur le bouclier anti-émeute d’un des membres des équipes d’intervention, et Meryl sentit une vague de chaleur lui roussir le poil, même à travers la combinaison. Il se couvrit instinctivement ses yeux pour se protéger de la lumière, éblouissante malgré sa visière en verre fumé. Aussitôt, les agents en armure intégrales dégainèrent leurs fusils, dont les tirs passaient les champs de force à sens unique de leurs boucliers. Une nuée de décharges paralysantes s’abattit sur la foule. Des dizaines de civils tombèrent, et d’autres vinrent les remplacer, n’hésitant pas à piétiner tous ceux qui se trouvaient sur leur chemin.
Les équipes d’assaut continuèrent leur avancée et dépassèrent la position où le commissaire et ses hommes étaient en train de se replier. Des bras articulés sur le dos des armures se déployèrent devant les policiers comme d’énormes mandibules et d’immenses barrières cinétiques en émergèrent, bloquant complètement la rue. Plusieurs navettes descendirent du ciel dans un vacarme assourdissant, déposant des bataillons entiers de soldats de la marine rapatriés sur Iglak pour venir en aide à la police. Un groupe s’approcha de la barricade pour venir en aide aux agents déjà sur place. Meryl n’en croyait pas ses yeux, bien qu’il fût celui qui avait demandé ces renforts. On se croyait sur un champ de bataille !
Le commissaire de releva péniblement et s’approcha du bord de la voie piétonne. Une odeur de brûlé traversait les filtres de son masque. Le ciel, normalement bleu à cette heure, était teinté d’orange, en partie masqué par les colonnes de fumée noire. Des centaines de mètres en contrebas, et dans toutes les directions, d’autres voies étaient condamnées les unes après les autres. Cependant, ce point de vue lui permit également de se rendre compte de la quantité absurde d’assaillants : ils devaient être des millions sur toute la ville, à se demander s’il restait un seul civil sain d’esprit sur cette planète !
La Cazar secoua la tête et essuya la traînée sanguinolente qui coulait sur sa tempe depuis qu’un projectile l’avait atteint. Il prit quelques instants pour vérifier que sa combinaison ou sa cagoule n’étaient pas déchirées : le soleil était déjà haut, et ce n’était pas le moment pour que son albinisme l’envoie à l’hôpital. Cet examen terminé, il revint auprès de ses hommes. Les policiers, faiblement armés et surpris par la dernière attaque, étaient presque tous blessés. Ils étaient pris en charge par les soldats, nettement mieux préparés. Cette vue déplût au commissaire, qui rêvait de ne jamais revoir d’hommes en armes dans les rues de cette ville. Mais à ce moment précis, il était tout de même très heureux de les avoir à ses ordres.
— Quelle est la situation ?
— Les équipes d’assaut tiennent bon pour le moment, répondit un officier en armure intégrale. Mais je pense que nous ne ferons que les retarder.
— Les boucliers sont déployés ! s’étonna Meryl. Comment pourraient-ils passer nos défenses ?
— Il vaut mieux que vous le voyiez vous-même, répondit l’homme en le guidant au travers du champ de ruines. Les véhicules autonomes ont été désactivés, mais il semble que les protocoles de sécurité aient été compromis sur plusieurs secteurs. Nous avons dû nous séparer d’une partie de nos forces pour bloquer les voies aériennes. Et puis…
Meryl dépassa un panneau publicitaire détruit, grimaçant en sentant une pluie d’étincelles grésiller sur la fibre de sa combinaison, et se retrouva derrière les rangs des équipes d’assaut. Au-delà du bouclier, des dizaines de manifestants de pressaient contre le champ de force, visiblement indifférents aux décharges électriques les assaillant au moindre contact. Par endroits, ils se montaient les uns sur les autres, rugissant dans un mélange de douleur et de fureur. Un frisson glacé remonta le long de la colonne du Cazar, à qui cette scène évoqua une invasion de créatures mortes-vivantes digne d’un mauvais film.
— Les Lokis abandonnent toute subtilité, murmura Meryl, désormais certain que seuls ces monstres étaient capables d’une telle barbarie.
— Ils semblent n’avoir aucune considération pour leurs pertes, continua le policier dont l’expression était indiscernable sous la visière opaque. Si nous maintenons les boucliers trop longtemps, nous risquons d’infliger des dégâts involontaires aux civils.
— Toujours aucun résultat sur les détecteurs de Lokis ?
— Nous avons effectué un balayage en arrivant. Des fluctuations énergétiques correspondant à la signature biométrique des Lokis semblent couvrir toute la ville, comme une sorte de nuage. Mais nous n’avons détecté aucun signal précis, et on a toujours aucune info sur l’origine du phénomène, si ce n’est qu’il a été signalé partout sur le globe.
— Les parasites doivent contrôler tous ces gens à distance, supposa Meryl. Mais pourquoi certains civils sont affectés et d’autres non ? Et la police ?
— Aucune idée, Monsieur. Je vous ai dit tout ce qu’on savait.
— On va devoir faire avec. Maintenez les boucliers, mais cédez lentement du terrain. Essayez d’emporter les civils blessés avant qu’ils ne se fassent piétiner. Faites venir pompiers, médecins, et tous les soldats que vous pouvez. L’important est de limiter les pertes… des deux côtés. Et qu’on me débusque les Lokis qui sont derrière ce carnage avant qu’on se retrouve dos au mur !
— Bien, Monsieur. Je transmets vos ordres.
L’officier retourna vers ses hommes, une main sur son oreillette, et Meryl s’éloigna de la barricade. Il plissa les yeux pour se protéger de l’éclat du soleil brillant dans leur dos et repéra l’antenne parabolique qu’il recherchait. Il traversa à nouveau de champ de ruines, laissant passer plusieurs groupes de pompiers se ruant à l’assaut des incendies et des décombres jonchant le paysage, et rejoignit l’énorme camion militaire qui servait de base de communications.
— Est-ce qu’on sait où ils se dirigent ? demanda-t-il à l’enseigne occupé à surveiller un globe holographique représentant Iglak.
— Ceux proches de nous semblent toujours viser le Centre de Défense, mais tous les points stratégiques de la ville sont visés : ports spatiaux, gares ferroviaires, centrales électriques…
— Et sur le reste de la planète ?
— Les rapports que je reçois sont moins complets, mais la situation semble similaire.
— Ils n’attaquent pas la tour présidentielle ? Le Sénat ?
— Rien de tout cela, monsieur.
— Leurs objectifs sont donc purement militaires. Dans ce cas, on devrait être capables de prévoir leurs déplacements. Prévenez-moi au moindre changement.
— Bien, Commandant.
— Monsieur ! l’appela un autre enseigne. J’ai une transmission urgente à vous transmettre. Elle provient de l’inspecteur Odyxon.
Meryl fronça les sourcils. Aux dernières nouvelles, Odyxon était parti sur Solana pour son enquête. Comment avait-il pu passer outre les mesures de sécurité ?
— Qu’est-ce que ça dit ?
— « Autorisation d’atterrir ? Si oui, regardez en l’air. Si non, c’est pareil. »
— Oh, pour l’amour de…
— Appareil inconnu en approche rapide ! s’écria un soldat à l’extérieur du camion.
— Ne tirez pas, c’est un ordre ! répliqua le commissaire.
Meryl se précipita dans la rue et aperçut la silhouette d’un vaisseau de transport léger. Il descendit non loin de leur position, se positionna tout près du sol, et la porte latérale de la soute s’ouvrit. Le Terachnoïde sauta par l’ouverture et le transport repartit sans demander son reste dans la haute atmosphère.
Odyxon se dirigea droit vers le barrage de police, et ses yeux étroits s’arrêtèrent sur Meryl. Un soldat s’interposa lorsque l’inspecteur sortit un objet allongé de son sac, mais le commissaire reconnut un scanner à Lokis et laissa son collègue l’examiner, puis subir l’inspection à son tour.
— Simple précaution, dit-il sans prendre la peine de le saluer.
— Comment êtes-vous arrivé ici ?
— Je vous raconterai ça plus tard. Où est Wencalas ?
— Confiné dans sa tour. Pourquoi cette question ?
— Je dois voir la Grande Amirale immédiatement. Donnez-moi les autorisations pour accéder à la salle de guerre.
— Odyxon, ce n’est pas le moment pour vos combines tordues. Nous avons des Lokis cachés quelque part sur cette planète, et…
— M’avez-vous vu contrôler tous ces gens ?
— Non, mais…
— Mes combines peuvent encore sauver la situation. Si je vous explique, vous allez m’enfermer ou me ralentir suffisamment pour qu’il soit trop tard. Si vous me laissez aller jusqu’à l’état-major, je peux nous faire gagner cette guerre, puis vous rédiger un rapport détaillé. À vous de choisir, Monsieur le Commissaire.
L’intéressé soupira, et jeta un œil en direction du large bouclier, dont les pulsations erratiques n’annonçaient rien de bon.
— Très bien, céda-t-il en activant les autorisations de l’inspecteur d’un geste de la main dans sa vision virtuelle.
— Je vous tiendrai au courant, fit Odyxon en tournant les talons. Ne… mourez pas.
— J’essaierai. Votre histoire aura intérêt à me tenir éveillé, après tout ça.
***
— Thoz, il y en a un qui te prend en chasse à huit heures !
— Vu, je m’en occupe.
L’Agorien vira de bord et s’engagea dans un féroce duel avec son poursuivant. Ratchet partit en vrille et élimina deux chasseurs. Aussitôt, trois vinrent les remplacer.
— Ça n’en finit jamais ! Où en sont les boucliers du cuirassé ?
— Les unités d’assaut au pont de commandement et à la salle des machines ont dû se replier, répondit Clank. Il ne reste que celles envoyées au hangar.
Le Lombax grogna et survola les tourelles inopérantes du vaisseau Loki.
— Ils vont se faire massacrer. Avec une frappe précise de cutters à protons, on ne pourrait pas détruire les générateurs de l’extérieur ?
— C’est vrai, mais cela désactiverait également l’écran atmosphérique et provoquerait une dépressurisation, mettant en danger nos alliés et les civils possédés par les Lokis.
— Donc on ne peut rien faire d’autre qu’attendre ?
— J’en ai peur.
Ratchet repassa devant la porte du hangar, toujours couverte par la barrière énergétique. Ce n’était pas bon du tout. S’ils ne parvenaient pas à capturer un seul cuirassé, toute cette entreprise était vouée à l’échec. Frustré par son impuissance, il redoubla d’efforts, poussant Aphélion au maximum de ses capacités. Plusieurs membres de son escadrille avaient déjà dû retourner au Gardien, et avaient rejoint les unités d’artillerie faute de vaisseaux en état de voler.
— Ratchet… Nous avons perdu le contact avec la dernière unité d’assaut.
— C’est une blague ?
— Non. L’Amiral essaie de… Attends une seconde. Les boucliers sont désactivés !
— Enfin ! Accroche-toi !
Le Lombax fit immédiatement demi-tour et fonça vers le hangar. Plusieurs navettes s’étaient déjà engouffrées par la large porte. Ratchet les suivit et se posa le plus vite possible, laissant Aphélion s’occuper de l’approche tandis qu’il saisissait ses armes.
Il bondit du cockpit, sa Clé dans une main et son pistolet anti-Loki dans l’autre. Déjà, le hangar s’emplissait de décharges énergétiques. L’air était chargé d’ozone, et le Lombax sentit sa fourrure se hérisser sous son armure. Des dizaines de soldats émergeaient des navettes, chargeant les Lokis pour sécuriser la zone de débarquement. Les officiers hurlaient leurs ordres pour couvrir le chaos. D’autres escouades, défendues par les unités d’assaut, transportaient les blessés à couvert, puis dans les navettes. Des drones scannaient et repéraient les cas les plus graves pour leur administrer des doses de Nanotechs d’urgence.
Ratchet aperçut un groupe de survivants de la première vague d’assaut, encerclés par des Lokis et tentant de protéger des civils recroquevillés en arrière. Il s’apprêta à leur venir en aide, mais l’absence d’un poids familier sur son dos l’interrompit.
— Clank, qu’est-ce que tu attends ?
— Pars devant, répondit le robot encore installé dans le cockpit d’Aphélion. J’en ai pour un instant.
Le Lombax ignorait ce que son ami avait en tête, mais acquiesça et s’élança dans la bataille. Une brève impulsion de ses Hoverbottes le propulsa droit sur un Cazar, qu’il sépara de son parasite sans lui laisser le temps de réagir. Il asséna un violent coup de Super Clé dans la mâchoire de la créature spectrale, qui s’effondra, et passa immédiatement à l’ennemi suivant.
Ce dernier, un Tharpod le dépassant de trois têtes, fit volte-face, la main tendue dans sa direction. Ratchet déploya son bouclier juste à temps pour se protéger de la projection énergétique, mettant au passage le Cazar désorienté à l’abri. Sitôt l’attaque parée, le Lombax extirpa le Loki du Tharpod et le plaqua au sol avant d’éliminer le parasite. Les soldats retranchés saisirent l’ouverture ainsi créée et bondirent sur les barricades, ripostant d’un feu nourri pour couvrir la fuite des civils.
— D’autres arrivent ! s’écria quelqu’un de l’autre côté du hangar.
Un bataillon entier de Lokis déferla par les ascenseurs menant aux quartiers de l’équipage. Ratchet comprit pourquoi la première vague avait souffert d’autant de pertes : ils avaient largement sous-estimé les effectifs adverses.
Le Lombax jura et rejoignit le gros des troupes, qui formait déjà une ligne fortifiée pour contenir l’avancée des Lokis. Il se laissa glisser sur le sol trempé d’huile et de carburant brûlé et se plaqua contre une caisse de munitions éventrée par l’explosion de son contenu. Du coin de l’œil, il calcula le nombre d’assaillants et repéra un point faible dans leur ligne. Il sortit une Fusio-Grenade et fit signe aux soldats autour de lui :
— À mon signal !
Il arma l’explosif et compta les secondes. Une, deux… À trois, il lança la grenade largement au-dessus des troupes ennemies. Le projectile explosa en l’air, et une intense décharge lumineuse engloba le hangar, supprimant toute trace d’ombre pendant une fraction de seconde et émettant une onde sonore stridente. Il y avait peu de chances pour que les Lokis soient affectés par l’étourdissement, mais leurs hôtes restaient vulnérables.
Aussitôt, les soldats sortirent à découvert et des centaines de rayons dorés saisirent les parasites, rapidement décimés par la nuée de lame harmoniques qui s’abattit sur eux. Puis, protégés par les boucliers, ils se replièrent alors qu’une nouvelle vague de Lokis se déversait dans le hangar.
Ratchet sépara un parasite de son hôte, et lança sa Clé comme un boomerang en direction d’une autre créature. Les soldats tenaient la position, mais ne parvenaient pas à gagner du terrain. Un officier se replia vers lui, accompagné d’à peine la moitié de son unité.
— Mon Capitaine, on n’arrivera à rien dans ces conditions !
— Vous avez une suggestion ? fit le Lombax en rechargeant.
— Nous perdons trop de temps à essayer de séparer les Lokis de leurs hôtes. Nous devons répliquer plus férocement qu’eux si nous voulons avancer !
— Vous parlez de massacrer des civils, lieutenant.
— Je sais, mais…
L’officier agita les bras d’un air impuissant.
— La stratégie est peut-être noble, mais nous ne pourrons pas gagner ! Si nous n’arrivons même pas à sécuriser les voies d’accès d’un hangar, comment voulez-vous capturer huit cuirassés ?
— Je n’en ai aucune idée, mais ce n’est pas en tirant au lance-roquettes sur notre population qu’on se débarrassera des Lokis !
Un cri d’alerte attira l’attention du Lombax. L’ennemi avait percé une brèche dans les défenses, déjà dévorées par le feu violet. Ratchet laissa l’officier désemparé et s’élança vers les Lokis.
Soudain, plusieurs dizaines de rayons dorés jaillirent dans le dos des soldats et figèrent les assaillants sur place. En un clin d’œil, les parasites furent extirpés de leurs hôtes, et une volée d’étoiles tranchantes galvanisées au Raritanium virent se ficher dans les corps fantomatiques, les réduisant en poussière.
Le sol se mit à trembler comme sous les pas d’un géant. Ratchet se retourna, et découvrit un colosse métallique, lourdement blindé. Il reconnut immédiatement le visage de Clank sous le casque intégral, mais certaines parties de son armure lui semblaient familières, de l’alliage Zoni de sa cuirasse jusqu’aux propulseurs Xuliens fixés sur son dos…
— Aphélion ?
— Ravie de vous revoir, Ratchet, répondit le vaisseau depuis un moniteur fixé au niveau du sternum de Clank. Permettez-nous de vous aider.
— Tout le monde à terre ! s’exclama Clank, dont la voix était amplifiée par son énorme armure.
Le Lombax, trop surpris pour poser des questions, obéit sans discuter, à l’instar des autres soldats qui se réfugièrent derrières leurs barricades.
Clank leva les bras en direction des Lokis, les poings serrés, et une trentaine d’extracteurs de Lokis émergèrent de ses avant-bras. Un déferlement d’énergie dorée submergea les Lokis massés devant les ascenseurs. Aussitôt, deux lance-disques se déployèrent au-dessus de ses épaules, et les parasites furent fauchés avant même d’avoir touché le sol.
Le silence retomba dans le hangar, seulement troublé par les gémissements des blessés et les cris apeurés des civils. Pendant un instant, Ratchet essaya d’assimiler ce qu’il venait de se passer. Puis, un instinct primaire fit monter un cri victorieux dans sa poitrine. Il le laissa échapper, rapidement imité par les soldats.
— Le hangar est à nous ! s’écria-t-il. Un groupe dans les ascenseurs et au poste de commandement, un autre à la salle des machines ! On se bouge !
Galvanisés, les soldats se ruèrent dans les monte-charges. Ratchet aida quelques blessés à se relever, puis se dirigea vers son ami.
— Tu sais que je t’adore quand tu me fais un coup pareil ?
— Étant donné les circonstances, répondit Clank en entrouvrant son casque, j’aurais préféré ne pas y être contraint.
— En toute franchise, rétorqua Aphélion, je suis toujours frustrée de ne pas pouvoir vous aider à terre. Maintenant que c’est possible, je suis ravie !
— Heureux de l’entendre. Je vais foncer vers la salle des machines, vous pensez pouvoir aider sur la passerelle ?
— Je vais faire de mon mieux, affirma le robot.
Il leva la tête, et plaça un bras plié devant son torse. Une large barrière énergétique se déploya devant lui, formant une véritable barricade mouvante. Ses propulseurs s’allumèrent et il décolla à toute vitesse, traversant le plafond du hangar et les ponts supérieurs dans un fracas métallique.
— Pourquoi c’est toujours lui qui a le droit au robot géant ? marmonna Ratchet avant de partir à la suite des unités d’assaut.
***
— Mon Amiral, je reçois une transmission du cuirassé ennemi !
— Sur écran, répondit Ziering en vacillant sous l’impact d’une torpille frappant Le Gardien. Et qu’on me neutraliser ce destroyer !
Le Markazien s’appuya prit appui sur la barrière qui l’élevait au-dessus de la passerelle. Il laissa échapper un soupir de soulagement lorsque le visage de Clank apparut sur le moniteur.
— Amiral Ziering, nous avons pris le contrôle du cuirassé. Les derniers Lokis ont été neutralisés, mais la quantité de civils à bord est bien plus importante que prévu. Je présume qu’il en est de même sur les autres navires.
— Beau travail à vous tous. Ne vous inquiétez pas pour les civils, nous nous sommes préparés à les évacuer.
— Négatif, Amiral. D’après mes calculs, regrouper un si grand nombre à bord de transporteurs alliés est une mauvaise idée, dans la perspective où la bataille est encore loin d’être finie.
— Que proposez-vous ?
— Le groupe d’assaut de la salle des machines a fait en sorte de conserver les systèmes du vaisseau en état de marche. Nous avons fait de même sur le pont de commandement. Laissons une présence militaire minimale pour manœuvrer le cuirassé, et faisons-le partir immédiatement vers le point de ralliement hors de la nébuleuse, avec les civils à son bord.
— Accordé, céda Ziering après une courte réflexion. Les civils embarqués dans le Gardien seront transférés et nous dégagerons un passage pour le saut d’ici cinq minutes. C’est le temps que vous avez pour évacuer.
— Bien compris, Amiral.
L’officier coupa la transmission et l’écran principal se recouvrit à nouveau d’informations logistiques. L’image tressauta alors que le générateur peinait à renforcer le bouclier contre l’artillerie ennemie.
Il ordonna à son second de prendre le relais et fit quelques pas en arrière pour rejoindre le sommet de l’état-major.
— Ziering au rapport. Nous avons capturé un cuirassé, et laissons quelques soldats à bord pour rapatrier les civils survivants.
— Quelles sont les pertes ? demanda Apogée.
— Lourdes. La première unité d’assaut s’est fait décimer, mais a réussi à déblayer le chemin pour la seconde. Nous avons cependant récupéré plusieurs milliers de civils. Je demande la permission d’envoyer le cuirassé sur Terachnos.
— Refusée. Plusieurs de nos systèmes centraux subissent actuellement des assauts Loki de grande envergure.
Le visage de l’amiral se crispa. Avec la quantité d’ennemi rassemblés ici, il n’avait pas imaginé une seconde que les Lokis seraient capables de jouer un coup pareil. Comment avaient-ils pu rassembler une telle armée ?
— Quelle est la situation sur les planètes attaquées ?
— Elle est sous contrôle, pour le moment. Nos défenses tiennent bon, et l’ennemi ne semble pas posséder d’armes de destruction massive… En dehors de celles que vous affrontez.
— Il est donc primordial que vous remportiez cette bataille, Ziering, ajouta Pallin d’un ton acide. Nous ne tiendrons pas si un seul de ces cuirassés s’échappe pour se joindre aux invasions.
— Je ne suis pas venu ici pour perdre, rétorqua le Markazien. J’enverrai les vaisseaux capturés au relais de l’avant-poste Tombli. Assurez-vous de prévenir les Fongoïdes de Zanifar, je vous tiendrai au courant de toute évolution. Terminé.
Ziering s’écarta du scanner holographique et reprit place au pupitre de commandement. Le Gardien manœuvrait déjà pour dégager un passage dans la mêlée. Des milliers d’impacts virent s’ajouter aux tirs ennemis, alors que le bouclier entrait en collision avec le nuage de débris en suspension autour du vaisseau.
Un enseigne annonça que les troupes d’assaut étaient bien de retour à bord. Une autre relaya le décompte du saut hyperspatial. Dans un éclair doré, le cuirassé disparut, laissant derrière lui une traînée de gaz violacés et de débris entraînés dans le creux gravitationnel.
— Un de moins, plus que sept ! déclara-t-il sur toutes les fréquences, alors que l’espace s’illuminait de plus belle sous le fracas de l’artillerie. Ce n’est pas le moment de se relâcher !
***
Blaze termina sa ronde une nouvelle fois et retourna auprès des jumeaux. Les Terachnoïdes étaient si agités depuis le début de l’attaque, une quinzaine de minutes plus tôt, qu’ils ne risquaient pas de remarquer un robot militaire se promenant au milieu des conteneurs.
— Imaginer tous ces Lokis là-dedans me file la chair de poule, dit-il à Neftin en arrivant.
Le géant le fixa en levant un sourcil, mais ne releva pas l’abus de langage.
— C’est un vrai bazar là-dehors, fit remarquer le robot. S’ils décident de fortifier le bâtiment, on sera tranquilles pour un moment.
— Sauf quand il faudra en sortir.
— Chaque chose en son temps. Ce qui m’inquiète, c’est qu’ils prennent la décision inverse.
— C’est-à-dire ?
— Si la bataille tourne mal, ils voudront évacuer la planète. Cela inclut ces cristaux d’une grande valeur stratégique. Imaginez la tête qu’ils feront quand ils nous verront au fond de l’entrepôt… En train de faire du yoga, ajouta-t-il en jetant un œil à Vendra, assise en tailleur derrière son frère.
— Elle aura trouvé ce qu’elle cherche avant qu’on en arrive là, répliqua Neftin avec assurance.
— Vous en êtes sûr ? Ça fait presque une heure qu’elle n’a pas bougé. C’est aussi long d’habitude ?
— D’habitude ? grogna-t-il. Vous croyez que ça nous arrive souvent de communier avec des créatures dont on ne sait rien ?
— Si j’ai bien lu votre dossier, vous avez fait ça toute votre vie.
— Pas de cette manière. C’est les Néthers qui allaient vers Vendra. Elle ne faisait que rendre le contact possible.
— Vous pensez qu’elle peut faire de même avec les Lokis ? Ils ont l’air de s’intéresser à vous deux.
— Je ne sais pas, avoua le géant. Mais je doute qu’elle médite ainsi sans rien faire. On doit attendre, et gagner du temps.
Un bruit attira l’attention de Blaze. Prudemment, il jeta un œil vers l’entrée du hangar. Plusieurs navettes des Forces Défensives venaient d’atterrir, et une unité complète de soldats débarquait. L’officier s’avança vers le responsable Terachnoïde, outré par cette interruption. Visiblement, ce déploiement n’était pas au programme.
Le robot se désintéressa de l’échange et observa les soldats. Sa mâchoire métallique manqua de se décrocher lorsqu’il reconnut la fourrure rousse de son collègue Cazar. Il avait l’air mal en point, et portait des menottes aux poignets. Le Terachnoïde pointa alors les piles de conteneurs à l’officier, et Blaze jura.
— Neftin, votre sœur a intérêt de se magner…
***
Vendra émergea et prit une longue inspiration avant de replonger. C’était allégorique, car elle n’était pas immergée. Il n’y avait même pas d’air à respirer. Elle nageait dans l’ambre du cristal, luttant pour ne pas se figer dans la résine mentale. Les abysses brumeux s’étendaient à l’infini, pourtant elle sentait sa progression. Elle avait l’impression de traverser un œuf, s’enfonçant dans la viscosité mauve en-dessous de la coquille.
Comment les Lokis faisaient-ils pour émerger des cristaux ? Rien ne pouvait les atteindre depuis l’extérieur, mais le faible courant qui l’attirait vers le centre devait empêcher quiconque de sortir… à moins de recevoir de l’aide. Cela expliquait sans doute pourquoi les parasites ne s’étaient pas déjà échappés pour prendre possession des Terachnoïdes et ravager la planète depuis l’intérieur des défenses. Cependant, elle commençait à avoir de sérieux doutes sur sa capacité à refaire surface, et il était trop tard pour faire machine arrière.
Au point où elle en était, autant continuer d’avancer. Elle sentit une sorte de pulsation au loin, traversant et caressant l’intérieur des atomes qui la composaient. Ou du moins, ceux de son image mentale. Les battements étaient erratiques, sans régularité ni origine précise. Comme un animal sauvage, incontrôlable et imprévisible.
Le courant s’atténua, et Vendra se redressa, essayant de repérer le haut et le bas. Elle sentit d’autres courants, égaux en puissance à celui qui l’avait guidée jusqu’ici. Elle était probablement arrivée au cœur du cristal. Était-elle seulement dans un cristal ? Il n’y avait pas un Loki en vue.
++Bienvenue, Vendra++
La voix rugueuse et tranchante fit muer les ténèbres en tourbillon. La pression visqueuse fut remplacée par des gifles glaciales, fouettant son visage et ses membres.
Elle riposta aussitôt, érigeant une sphère d’énergie pour se protéger du maelstrom. Ses pieds prirent appui sur une surface lisse et miroitante. La nuée spectrale frappa de plus belle, péniblement repoussés avant de revenir à la charge.
Soudain, les Lokis cessèrent de l’attaquer, et formèrent un rideau circulaire autour d’elle. Une lumière violette perça le mur de ténèbres, et les esprits s’écartèrent comme on dégageait les branches d’un arbre mort.
++Excuse-les—Tu n’es pas la première à t’introduire ici—Nous avons tendance à nous montrer territoriaux++
— Montrez-vous !
La lumière s’intensifia, et Vendra fut aveuglée une seconde. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle les écarquilla d’horreur. Face à elle se trouvait une créature d’améthyste et d’obsidienne. La chair se confondait avec le métal, cliquant et claquant au rythme des mécanismes s’agitant autour de son œil, immense et singulier.
Le sang de Vendra ne fit qu’un tour. D’instinct, elle leva les mains vers le meneur des Néthers et déchaîna ses pouvoirs. Un intense rayon chassa les ténèbres et frappa l’immense créature, qui resta immobile. Tremblante de haine, elle amplifia son attaque jusqu’à-ce que ses nerfs en feu ne l’obligent à s’arrêter. Le souffle court, elle fixa le Néther, dont l’œil mécanique ne souffrait pas d’une égratignure.
++Il semble que tu n’apprécies pas la vue de ton ancien ami++
— Ce n’est pas mon ami.
++Comme tu voudras++
Cette fois, la voix venait dans son dos. Familière, d’une certaine façon, mais toujours aussi étrange. Elle fit volte-face, et contempla le visage souriant de Neftin. Son frère s’avançait nonchalamment vers elle, qui ne put s’empêcher de reculer d’un pas. Un léger regard en arrière l’informa que M. Œil avait disparu.
— Vous n’êtes pas Neftin.
La créature acquiesça.
— Pourquoi prendre son apparence ?
— Nous craignons que tu ne puisses appréhender notre véritable forme, répondit-elle avec la voix de son frère. Nous puisons donc dans ta mémoire.
— Qui êtes-vous ? Un Loki ?
— Nous sommes un fragment d’une volonté, et la volonté de tous.
— Donc c’est vous qui commandez ? Que voulez-vous ?
— Te rencontrer, Vendra Prog.
— Vous avez détruit Vartax et envahi mon esprit juste pour me parler ? Pourquoi ?
— Quelle est ta relation avec tes congénères, les Néthers ?
Vendra hésita. Elle ne voulait rien révéler à cette entité. Mais avait-elle seulement le choix ? Elle fixa l’image de son frère, toujours souriant, et jaugea ses chances de le vaincre et de s’enfuir. L’esprit Loki paraissait deviner ses pensées, mais n’esquissa aucun mouvement. Sa conclusion était probablement la même que celle de Vendra : elle n’avait aucune chance.
— Les Néthers ne sont rien d’autre pour moi qu’un ramassis de traîtres et de menteurs. Mon frère et moi n’avons plus rien à voir avec eux.
— Bien. Si tu n’es pas du côté de ces abjectes abominations, nous pourrons peut-être te faire entendre raison.
— Entendre raison ? répéta-t-elle, adoptant malgré elle une posture défensive. Vous avez essayé de nous tuer !
— Allons, Vendra. Si nous l’avions voulu, nous ne serions pas ici en train de discuter, tu ne crois pas ?
— Peut-être. En quoi les Néthers vous intéressent-ils ?
— Ils représentent tout ce que nous avons juré d’éliminer : une espèce au potentiel illimitée, corrompue et gangrénée par la technologie. Ils sont responsables de la ruine de leur plan, que tu appelles « Nétherverse ». Ils sont notre plus grand échec, et le futur que nous souhaitons empêcher dans ce plan.
— Votre plus grand échec ? Vous vous prenez pour une espèce de « gardiens de l’évolution » ? C’est pour ça que vous dévastez la galaxie ?
— Lorsque la course de l’évolution est déviée, nous devons la remettre sur le droit chemin. Sans vision unique, l’univers s’effondrera. Tel est le but de notre existence. Nous sommes le dernier jugement réservé à ceux qui détruisent la vie.
***
Le cerveau de Blaze tournait à plein régime : les dizaines d’armes pointées sur lui étaient une excellente motivation. Il leva lentement les mains et essaya de jauger ceux qui lui faisaient face. La déception et le regret se lisaient sur le visage d’Harlan. Les avaient-ils dénoncés ? Alors pourquoi était-il menotté ?
Derrière le Cazar se tenait un homme imposant, probablement capable de tenir tête à un Agorien en bonne forme. Engoncé dans son armure et ses insignes de lieutenant, il paraissait d’autant moins ouvert à la discussion. Pourtant, il faudrait bien gagner du temps.
— Ecoute petit, je peux tout t’expliquer…
— J’espère, Blaze, répliqua Harlan en jetant un œil à la vingtaine de soldats déployés derrière lui. Ils ne sont pas du genre patient.
— Au contraire, je suis très patient, intervint l’officier. Je vous laisse cinq secondes pour vous allonger ventre à terre, tous les trois.
— Ce sera fait, lieutenant, répondit Blaze en se tournant lentement vers Neftin. Les jumeaux et moi allons tous nous rendre, n’est-ce pas ?
Le géant plissa son œil valide, puis leva les mains, tout en se plaçant devant Vendra, toujours immobile.
— Oui. Mais vous devez nous laisser un peu de temps.
— Pourquoi, ricana l’officier, pour laisser à votre sœur l’occasion de nous étriper ?
— Ils n’ont pas l’intention de vous nuire, reprit Blaze. Vendra est actuellement dans une sorte de transe, elle… Négocie avec les Lokis. L’interrompre maintenant pourrait avoir des conséquences catastrophiques.
— La seule catastrophe que je vois ici, c’est de laisser deux meurtriers et un traître communiquer avec l’ennemi !
— Les jumeaux ne sont pas alliés aux Lokis ! Harlan, tu te souviens qu’ils nous ont sauvé la vie sur Vartax ?
— Leur vie aussi était menacée, rétorqua le Cazar. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi les Lokis avaient attaqué ? Ils venaient peut-être les libérer.
— Quand je vais libérer quelqu’un, fit remarquer Neftin, j’évite d’essayer de le tuer.
— Au début, reprit Blaze, je surveillais les jumeaux pour m’assurer qu’ils ne tentent rien contre nous. Quand j’ai su que les Lokis étaient en contact avec eux d’une façon ou d’une autre, j’ai compris que c’était notre meilleure chance d’en apprendre plus.
— S’ils en savaient tant, intervint l’officier, vous auriez dû les livrer aux Forces Défensives au lieu de vous enfuir avec eux !
— Et avec quelle armée ? Lieutenant, nous n’avions aucun moyen de les empêcher de partir. C’était la seule solution, et elle a payé !
— Comment ça ?
— Quelques jours après le sauvetage, j’ai averti Harlan d’un rassemblement de vaisseaux Lokis dans la Nébuleuse de l’Abysse, et c’est Vendra qui m’a livré l’information. A-t-elle mené les Forces Défensives dans un piège ?
— Peut-être, grogna le lieutenant. De ce que j’en sais, le gros de nos flottes est isolé du reste de la galaxie pendant que nos principales planètes sont attaquées par les Lokis. Ce que je pense, c’est que cette sorcière vous a embrouillé les circuits pour que vous l’aidiez à rejoindre l’ennemi !
— Ils se contrefichent de ce conflit ! Je ne les ai pas suivis aveuglément, et Harlan sait que je ne suis pas du genre à accorder ma confiance à n’importe-qui, encore moins à des criminels récidivistes.
— Où voulez-vous en venir ?
— Pour une raison qu’on ignore, les Lokis s’intéressent à eux. Dès qu’ils sauront pourquoi, ils disparaîtront, et nous glanerons peut-être au passage des informations vitales.
Blaze activa le projecteur holographique situé sur sa tempe, affichant ses informations système.
— Je n’ai pas été piraté, et ma mémoire fonctionne. Ils m’ont convaincu de leur bonne foi, mais nous n’avions ni le temps, ni les moyens de faire appel au gouvernement. Cette effraction était la seule solution. Vous avez ma parole, lieutenant : les Lokis sont nos seuls ennemis ici.
Une goutte de sueur perla sur le front étroit de l’officier. Blaze le devina partagé entre le respect de ses supérieurs et l’envie de le croire. Tout se jouerait sur ce fragile équilibre…
— J’imagine que vous n’avez pas emmené Harlan, menotté de surcroît, pour le plaisir, lieutenant ?
— Non ! s’écria le Cazar en saisissant la balle au bond. On m’a demandé de tenter une résolution pacifique !
— C’est ce que nous voulons tous, n’est-ce pas ? Vendra sera de retour d’un instant à l’autre. Après cela, nous vous suivrons sans discuter.
— Très bien, finit par cracher l’officier. Gardez vos positions ! ordonna-t-il à ses soldats. Si je vois l’un d’entre vous remuer le petit doigt, je lui calerai personnellement une balle dans le crâne. C’est clair ?
— Transparent, répondit le robot en cachant son soulagement.
Neftin remua légèrement l’épaule de sa sœur, toujours inerte.
— Vendra, murmura-t-il, je ne sais pas si tu m’entends, mais essaie de revenir vite.
***
Le sourire du Loki s’effaça un instant, puis revint comme si de rien n’était. Quelque-chose l’avait-il perturbé ?
— Pour reprendre notre mission, nous devons récupérer le Cœur de notre monde. Rares sont ceux aujourd’hui à avoir été en contact avec Lui.
Une série de formes fantomatiques, telles des hologrammes défectueux, défila autour d’elle. Le Loki désigna les images de Talwyn Apogée et du Capitaine Qwark.
— Malgré nos pouvoirs, approcher ces deux-là aurait été imprudent, bien que facile. Nous avons opté pour des solutions plus isolées.
Il balaya les visages brumeux, laissant place à un duo bien connu de la galaxie :
— Nous avons essayé de capturer le Lombax à plusieurs reprises. Mais lui et son intelligence artificielle ne cessent de nous échapper… Une nuisance désagréable.
— Je connais ça, intervint Vendra en affichant un rictus moqueur. Je dois avouer que j’espérais mieux du « sommet de l’évolution » …
Une ombre passa dans les yeux de la créature, qui ne se départit pas de son sourire. Elle se tourna lentement vers elle et la désigna de ses énormes mains :
— Ce qui nous mena… Aux jumeaux Prog.
— C’est pour ça que vous avez attaqué la prison ? Quand aurais-je été en contact avec votre Cœur ?
— Tu l’ignores, mais nous le sentons sur toi. Il t’a laissé Son empreinte.
— Si je ne sais même pas de quoi il s’agit, j’ai peur de ne pas pouvoir vous aider… Si j’en avais l’intention.
— C’est sans importance. Nous avons trouvé un autre moyen, bientôt Son emplacement nous sera révélé. Cependant, nous ignorions tout de votre nature jusqu’à ta riposte mentale sur la station Vartax. Après cette découverte, nous nous sommes intéressés tout particulièrement à toi.
— Parce que Neftin et moi sommes des Néthers ?
— Précisément. Mais oublie ton frère, son potentiel a été souillé par la gangrène technologique. Il a pris le même chemin que ses congénères. Toi, en revanche…
— Neftin est très bien comme il est. Je ne vous permets pas…
— Est-ce la technologie qui t’a permis de survivre toutes ces années, Vendra ? Qui t’a donné les moyens d’atteindre ce à quoi tu aspirais ?
Il pointa un doigt vers sa poitrine.
— Lorsque vous fûtes chassés de votre plan d’origine, ton corps et ton esprit se sont adaptés et renforcés. Tu n’as pas besoin de technologie pour vivre dans ce plan, et tes pouvoirs ne sont que le fruit de ton essence, pas une immonde imitation émulée par les machines des Néthers.
Le reflet de son frère écarta les bras et lâcha un petit rire.
— Sur ce point, tu nous surpasses largement.
— Que voulez-vous dire ? demanda Vendra, un frisson glacé remontant son échine.
— Lorsque nous avons abandonné nos prédécesseurs et fui vers ce plan, nous avons emporté le Cœur. Aujourd’hui, il représente la clé de notre évolution. De cette façon, nous sommes toujours dépendants, et sommes contraints de nous comporter comme de vulgaires parasites. Toi, tu n’en as jamais eu besoin. Tu as évolué seule, devenant ainsi la preuve ultime de notre vérité, l’incarnation de notre volonté.
— Vous délirez, répliqua-t-elle d’une voix mal assurée. Nous n’avons rien en commun.
— C’est vrai, nous n’avons rien en commun. Mais si nous avons pris des chemins différents, notre origine est immuable : nous sommes les enfants du Nétherverse.
— Vous mentez, souffla Vendra, se sentant de plus en plus opprimée par le rideau de ténèbres qui s’étendait à perte de vue.
— Ce que vous appelez Toranux n’est qu’un fragment de notre ancien Corps, sauvegardé de la folie des Néthers. Lorsque le Cœur nous sera enfin restitué, nous effacerons cette erreur de la ligne du temps.
Il tendit la main vers elle, en un geste bienveillant. D’instinct, elle recula – mais pour aller où ?
— Vendra. Tu peux nous aider à atteindre le sommet de l’évolution, à sauver la vie de sa propre destruction. Ta place est à nos côtés.
La vision de cette créature dans le corps de son frère lui donnait la nausée.
— Que ferez-vous de Neftin ?
— Nous lui laisserons le choix. S’il accepte d’évoluer, vous pourrez vivre en paix dans un univers débarrassé de vices. N’est-ce pas ce que tu désires ?
Vendra baissa les yeux. Que voulait-elle vraiment ? Après tant d’années à poursuivre le faux espoir de retrouver sa famille, elle avait attendu le moment où elle pourrait s’enfuir de cette galaxie avec Neftin, et partir là où personne ne pourrait les retrouver. Pourtant… Durant leur emprisonnement sur Vartax, elle avait observé son frère, sa façon d’aller vers les gardiens et les autres prisonniers, de profiter au maximum du peu de liberté qu’il leur restait en prison, pendant qu’elle s’isolait dans sa cellule.
Neftin ne voulait pas s’enfuir. Il l’avait toujours suivie, mais elle savait qu’il désirait se racheter, rattraper ces années perdues à obéir aux mensonges des Néthers. Il était temps qu’elle cesse de le décevoir.
— Je désire être aux côtés de mon frère, répondit-elle d’une voix forte. Lui ne voudrait pas vivre dans votre monde, et je refuse de l’entraîner à nouveau au travers de fausses promesses !
— Il n’y a pas de promesses, rien que la vérité. Personne ne peut entraver le chemin de l’évolution, pas même toi. T’opposer à nous causera ta perte.
— Je prends le risque, s’écria Vendra en faisant appel à son pouvoir. Les Néthers m’ont manipulée toute ma vie, et je détruirai quiconque essaierait à nouveau !
— Comme tu voudras.
Il s’avança et s’immobilisa à quelques centimètres de son visage, son sourire s’effaçant pour laisser place à une expression épouvantablement neutre. Elle tenta de le repousser, mais ses membres étaient paralysés par la simple volonté du Loki, son regard verrouillé dans des prunelles sombres qui ne pouvaient être celles de son frère.
— Dans quelques heures, cette galaxie sera plongée dans un chaos tel que tu ne peux l’imaginer. Si tu tiens tant à ce semblant d’existence, bats-toi, et tu survivras peut-être assez longtemps pour contempler sa destruction.
L’image de Neftin s’effaça, et le tourbillon glacé l’emporta à nouveau. Elle puisa au cœur de ses forces, et s’élança dans le vide, se taillant un chemin vers la surface du cristal. Au travers des hurlements des Lokis et de la douleur qui la submergeait, la voix résonna à nouveau dans son esprit :
— Tu ne peux pas te cacher, tu le sais. À très bientôt, Vendra.
***
Talwyn profita d’une accalmie pour faire défiler les informations en provenance des forces de police. La situation stagnait : si les émeutiers étaient contenus grâce aux renforts de l’armée, aucun progrès n’avait été accompli pour les arrêter ou débusquer les Lokis derrière les incursions. Malheureusement, elle ne pouvait pas faire grand-chose pour leur venir en aide.
Ziering les avait contactés quelques minutes plus tôt pour annoncer leur première victoire, en la capture d’un cuirassé ennemi. Elle avait dû relire plusieurs fois le rapport expliquant que les unités d’assaut étaient désormais menées par un Clank de quatre mètres de haut, mais l’amiral était reparti au combat avant qu’elle n’ait pu l’interroger.
Nerveuse, elle passa en revue les derniers rapports en provenance des systèmes centraux. La situation variait d’un monde à l’autre, mais les défenses tenaient bon. Elle s’appuya sur le dossier de sa chaise en soupirant : être obligée de rester dans cette pièce à attendre l’insupportait. Pourtant, elle savait que c’était la meilleure façon pour elle de se rendre utile… Même si elle mourait d’envie d’enfiler une armure et de rejoindre les soldats au front.
Cependant, disposant d’une vue d’ensemble sur le déroulement de la guerre, quelque-chose la faisait tiquer : de ce qu’ils savaient, les vaisseaux Lokis transportaient, en plus de l’équipage, jusqu’à trois fois plus de passagers, presque assez pour surcharger les systèmes de survie des bâtiments. Ce genre de tactique ne lui était pas inconnue : ces vaisseaux de guerre étaient conçus pour embarquer une grande quantité de soldats, de véhicules et de matériel en cas d’invasion planétaire, ce qui concordait avec leur plan d’assaut de Terachnos.
Mais d’autres Lokis avaient attaqué les planètes centrales quelques minutes à peine après le début de la bataille de la nébuleuse. Pour effectuer une telle offensive simultanée, ces flottes devaient se trouver à proximité des systèmes bien avant l’arrivée des forces de Ziering… Ce qui signifiait que les Lokis avaient été avertis de leurs plans.
« Alors pourquoi cette flotte se trouvait-elle encore dans la nébuleuse ? »
Soudain, l’hologramme de Zandr réapparut, apportant le silence dans la salle. Talwyn balaya rapidement les écrans qui obstruaient sa vue et salua l’officier d’un signe de tête.
— Bon retour, Amiral. Où en est la défense de Kortog ?
— Nous n’avons pas essuyé de perte majeure pour le moment, et la population est à l’abri, tant que les Lokis ne percent pas nos défenses. Cependant, j’ai peur que l’ennemi soit plus endurant que nous : de nouveaux vaisseaux ne cessent d’arriver et nous sommes constamment en sous-nombre.
— Je peux dépêcher de nouvelles flottilles, répondit Wylow. Elles rejoindront le système dans…
— Merci, l’interrompit-il, mais ce ne sera pas suffisant. Madame, il faut voir les choses en face : nous astreindre à ne pas éliminer nos ennemis nous causera, au mieux, des pertes énormes. Je ne veux pas de morts civiles sur la conscience, mais les Lokis ne sont que quelques millions, et mettent en danger des milliards de citoyens sur Kortog !
Talwyn le savait. Pallin et Ziering lui avaient fait la même remarque, quelques instants auparavant. Cette idée d’aborder les vaisseaux ennemis et de sauver les civils possédés, de n’utiliser que des munitions non-létales, y compris pour l’artillerie et la marine, était probablement la plus risquée jamais adoptée par un stratège dans l’histoire galactique. Mais que pouvait-elle faire d’autre ? Ne prendre que les statistiques en considération, et ordonner à ses soldats d’ouvrir le feu sur des civils innocents ?
— Je… comprends le problème, Amiral. Il devient évident que nous dévons réadapter nos tactiques. Cependant, il s’agit d’une décision approuvée par le Président galactique, et je ne puis la contester sans son accord. Nous allons rediriger d’autres flottilles vers Kortog, et je vais m’entretenir avec le conseil présidentiel. D’ici là, les directives restent inchangées.
— Bien compris, Amirale, répondit Zandr en coupant la communication.
— Mise en relation avec le Président Wencalas, ordonna Talwyn à son assistant virtuel.
L’icône d’appel clignota pendant quelques secondes dans un coin de sa vision, puis s’éteignit. La Markazienne fronça les sourcils et réessaya, sans succès.
— Madame ? s’enquit l’un des amiraux. Quelque chose ne va pas ?
— Il est injoignable. C’est peut-être à cause des émeutes. Mise en relation avec la Tour présidentielle, réception.
Cette fois-ci, l’icône se mit à briller en vert. Une voix robotique mais légèrement chevrotante lui répondit :
— Talwyn, ma puce ! Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
— Bonjour Nayea, répondit la jeune femme à voix basse, est-ce que Julius est toujours dans son bureau ?
— Bien sûr, tu veux que je redirige l’appel ?
— Oui, s’il-te-plaît. J’ai du mal à le joindre directement depuis le Centre.
— D’accord, laisse-moi une seconde.
La vieille gynoïde la mit en attente. Plus proche assistante du président depuis plusieurs décennies, elle avait vu passer des dizaines de dirigeants dans le grand bureau. Elle était pour ainsi dire la secrétaire la plus importante de la galaxie… Ainsi qu’une amie de longue date de Max Apogée. Elle avait regardé Talwyn marcher dans les pas de son père, puis gravir les échelons de la hiérarchie avec fierté, mais la Markazienne n’avait jamais réussi à lui faire oublier le « ma puce » dont elle l’affublait constamment.
Talwyn, attendant une main sur l’oreille, se tourna un instant vers l’extérieur, et résista à l’envie pressante d’ouvrir les volets blindés et de contempler le chaos qui s’était emparé de Meridian City. Lorsque la voix revint, elle fut surprise d’entendre à nouveau celle de Nayea :
— C’est étrange, je tombe sur le répondeur, mais les gardiens de sécurité me répètent qu’ils l’ont sur les caméras de son bureau. Il doit avoir un souci technique…
— Peux-tu monter le voir ? C’est assez urgent.
— Hmm… Avec ce qui se passe dans les rues, personne ne vient ici de toute façon. Andy, je vais rendre une petite visite à Julius, tu veux bien me remplacer quelques minutes ?
— Désolée de te solliciter à l’improviste, vous devez être débordés…
— Pas autant que toi, ma puce ! Je te rappelle bientôt.
Nayea raccrocha, et Talwyn se tourna à nouveau vers l’état-major.
— Nous avons un peu de temps pour prendre une décision. Quoi qu’en dise Wencalas, c’est notre responsabilité de protéger Polaris. S’il le faut, j’exercerai de mon veto pour appuyer le choix de l’état-major.
— Je vote pour l’abandon de la stratégie de capture, fit Pallin, de nouveau présente. Aussi abject que cela puisse paraître, nous devons consentir à des sacrifices si nous ne voulons pas perdre cette guerre.
— Nous ne vaudrions pas mieux que les Lokis ! objecta Xavix. Recourir à ces extrémités devrait être…
— Seulement autorisé en cas de conditions extrêmes, termina la Cazare. Ai-je besoin de vous transmettre des images du ciel de Terachnos pour vous faire comprendre que nous y sommes déjà ?
— Je n’ai qu’à baisser les yeux pour voir les rues d’Iglak, Amirale. Ordonnez à vos troupes de tirer sur votre propre population et la vue sera encore pire !
Les autres officiers se joignirent au débat. Talwyn fit de son mieux pour tempérer les ardeurs autour de la table, mais son esprit était obnubilé par cet icône d’appel, qui restait désespérément éteint…
Soudain, il s’alluma, mais la voix au bout du fil n’était pas celle attendue.
— Madame, lui dit l’un des gardes postés à l’extérieur de la salle. Navré de vous déranger, mais il y a un civil qui demande à entrer.
— Vous avez trouvé un Loki ? demanda-t-elle, aussitôt méfiante.
— Scan négatif, Amirale. Il a les autorisations de la police, mais vous avez ordonné de ne laisser entrer personne…
— Qui est-il ?
— Inspecteur Griffin Odyxon, Madame. Il prétend détenir des informations d’importante capitale.
Talwyn reconnut le nom de l’agent qui avait interrogé les Cragmites à leur retour de Kapeon-VII. Son assistant virtuel l’avertit cependant qu’il était considéré comme porté disparu par plusieurs sources.
— Faites-le entrer.
La porte s’ouvrit, laissant passer un rideau de lumière. Le Terachnoïde s’avança dans la pénombre jusqu’à rejoindre la table, et sortit un détecteur de Lokis de sa poche. Les amiraux, déjà surpris par son arrivée inopinée, réagirent brusquement lorsqu’il commença à les scanner.
— Inspecteur Odyxon, intervint Talwyn en présentant le nouveau venu. Je ne pense pas que ce soit nécessaire.
— Je refuse de me faire poignarder dans le dos à cause d’un oubli aussi stupide, grogna le Terachnoïde en terminant le tour de la table, se postant en face de la Markazienne.
— Vous disiez posséder des informations importantes.
— En effet. Je viens dénoncer un agent Loki profondément infiltré dans le gouvernement.
La déclaration fit mouche : l’assemblée oublia aussitôt le comportement intrusif d’Odyxon et attendit sagement qu’il continue. Le Terachnoïde esquissa un geste interrogateur vers le projecteur d’hologramme, et Talwyn lui donna accès.
— Vous n’êtes sûrement pas sans savoir que le vol du Dimensionnateur a été exécuté par trois Lokis habitant des citoyens d’Iglak. Après avoir déniché les parasites, j’ai poursuivi ma recherche d’un éventuel commanditaire. Reconnaissez-vous ceci ?
Une projection pris la place de la carte de Polaris, représentant un dispositif qui fit aussitôt s’élever de nombreuses exclamations parmi les amiraux.
— Ce moteur furtif a été récupéré dans le véhicule des Lokis. Or, on ne le trouve d’habitude qu’à bord des chasseurs de classe Pénombre, propriété protégée des Forces Défensives.
— C’est secret défense ! s’écria Xavix. Comment avez-vous…
— C’est mon métier, amiral. Je peux continuer ?
— Nous vous écoutons, répondit Talwyn. Cependant, l’Amiral Xavix a raison sur un point : ce moteur est classé top secret. Pourquoi la police n’a-t-elle pas contacté les Forces Défensives dès son identification ?
— Posez-vous plutôt la question : Comment un engin pareil s’est retrouvé dans une voiture volée ? Un Loki se cachait forcément dans la peau d’un membre du gouvernement, suffisamment haut placé pour avoir connaissance de ce dispositif. Cela inclut l’état-major des Forces Défensives.
— Je vois. Qu’avez-vous fait ensuite ?
— J’ai su que les cinq chasseurs Pénombre étaient en état de marche. Quelqu’un avait donc ordonné l’assemblage d’un nouveau moteur. J’ai donc entrepris de retracer son origine, avec le soutien de Wendell Lumos, le patron de Gadgetron.
— Sur Solana ? remarqua un officier. Vous prétendez que des Lokis ont réussi à passer la frontière ?
— Peut-être. Mais le commanditaire du moteur – et du cambriolage du Musée – est bien originaire de Polaris. Un Loki a pris possession du Président Wencalas.
L’accusation provoqua un tumulte digne d’une bataille. Certains amiraux se levèrent pour parler au-dessus des autres, certains hologrammes qui venaient de les rejoindre essayaient de comprendre la raison de cette agitation.
— Vous débloquez ! s’écria Xavix. Wencalas était dans cette pièce il y a quelques heures à peine, et il n’avait rien d’un Loki !
— Celui-ci est un très bon acteur, je l’admets. Selon mes hypothèses, cela fait au moins quatre ans qu’il s’est infiltré.
— Admettons qu’il soit parvenu à tous nous duper, renchérit Talwyn. Wencalas est sans doute la personne qui soit le plus passée sous le détecteur de Loki ! Comment expliquez-vous qu’il ne se soit jamais fait repérer ?
— Je l’ignore, avoua l’inspecteur. Je n’ai pas de preuves irréfutables, mais la liste de coïncidences est trop longue pour l’ignorer. Quoi qu’il se passe dans la galaxie, je suis persuadé qu’il en est l’origine.
De nouvelles protestations fusèrent de tous les côtés. Talwyn essaya de rétablir le silence, mais fut interrompue par la sonnerie de son communicateur. Elle se couvrit une oreille et activa l’icône clignotant de Nayea.
— Talwyn ! s’écria la gynoïde d’une voix paniquée. Il n’est pas là !
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Julius n’est pas là ! Il y a une minute, j’aurais juré…
— Sors de ce bureau, Nayea ! Immédiatement !
— D’accord… Qu’est-ce qui se passe, ma puce ?
— Je vais essayer de le savoir. Sonne l’alerte et mets-toi à l’abri. Je te rappelle dès que possible.
La jeune femme raccrocha et poussa un « Silence ! » retentissant, ramenant le calme dans la salle de guerre.
— Nous avons un gros problème. Wencalas a…
Elle fut interrompue par une ligne lumineuse montant lentement le long de la table. Les amiraux fixaient un point situé dans son dos. La Markazienne fit volte-face, et discerna un éclat aveuglant, rayonnant à travers les fentes qui séparaient les panneaux des volets blindés. La lumière gagnait en intensité, et le reflet de Talwyn sur la fenêtre commença à vibrer.
— Tout le monde à terre ! hurla-t-elle, juste avant qu’une puissante explosion ne crée un trou béant dans la façade du bâtiment, noyant la pièce dans des flammes d’améthyste.
***
Vendra ouvrit les yeux et inspira comme après une longue apnée. Elle bondit sur ses jambes, mais le retour brutal à la réalité lui donna le vertige. Elle tituba, et sentit les puissantes mains de son frère la retenir par les épaules.
— Hé ! dit une voix inconnue. Qu’est-ce que vous faites ?
— Rien, répondit Neftin avec agacement. Elle a juste perdu l’équilibre.
— Elle peut marcher ?
Le géant se pencha vers la silhouette menue, secouée de tremblements :
— Vendra ?
— Nous devons partir, murmura-t-elle juste assez haut pour qu’il soit le seul à l’entendre. Tout de suite !
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je t’expliquerai plus tard. Il faut qu’on s’éloigne de ces cristaux au plus vite. Il…
Un claquement métallique l’interrompit. Vendra se retourna, et découvrit la troupe de soldats qui les tenaient en joue, et l’officier qui venait de frapper un conteneur avec la crosse de son arme. Elle darda aussitôt son regard sur Blaze, dont l’œil faisait des allers-retours frénétiques.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? fulmina-t-elle. Blaze, est-ce vous qui avez…
— C’est moi qui vous parle, sorcière ! aboya l’officier. Écartez-vous lentement, les mains en évidence !
— Nous n’avons pas le temps pour ça ! Vérifiez immédiatement les systèmes de confinement des cristaux !
— Vous n’êtes pas en position de donner des ordres ! Et de toute façon, les appareils de Pollyx ne sont pas près de lâcher. Vous allez gentiment vous allonger face contre terre, et on parlera autant que vous voulez quand vous rejoindrez votre cellule.
— Vendra, intervint Blaze, vous devriez faire ce qu’il dit. Ce sera mieux pour nous tous.
Elle l’ignora et ferma les yeux. Au plus profond de son esprit, les murmures gagnaient en intensité. S’approchaient.
— Oh non… murmura-t-elle en croisant le regard déconcerté de son frère. Il va se servir de nous.
— Vendra, qu’est-ce qui se passe ?
— C’est un piège. Nous n’avons pas le temps de discuter.
Son pouvoir afflua et commença à distordre l’espace. Elle se concentra sur un point à une centaine de kilomètres de distance, dans un bâtiment inoccupé. Soudain, un projectile fusa dans l’air. Sa trajectoire fut déviée par les fluctuations énergétiques émanant de son corps, et manqua sa cible de quelques centimètres. Une intense brûlure barra son front, lui arrachant un cri de douleur.
— Sombres crétins ! s’écria-t-elle en plaquant une main sur sa blessure. Vous allez tous nous faire…
Profitant de la faille créée dans ses défenses mentales, les murmures explosèrent en une cacophonie discordante, et envahirent son esprit. Elle tomba à genoux en hurlant, imitée par Neftin.
— Dépêchez-vous ! aboya l’officier. Enfilez-leur les entraves !
Le claquement des bottes les encerclant parvint à peine à ses oreilles. Les Lokis déchiquetaient son esprit, fouillant dans ses moindres recoins pour trouver un point d’ancrage. Lorsqu’ils parvinrent à leur objectif, ils plantèrent une aiguille dans son cerveau et se retirèrent. Pendant une seconde, elle recouvra ses facultés. Sa vision s’éclaircit, et elle repoussa les soldats par une onde de choc.
Elle essaya de se concentrer à nouveau pour téléporter Neftin et elle hors de danger, mais l’aiguille mentale agissait comme un crochet, s’enfonçant encore plus à chaque tentative pour s’en échapper. Elle émit un signal, une vive lumière traversant les parois de l’esprit des jumeaux pour rayonner sur le cristal, dont les profondeurs brumeuses se mirent en mouvement.
Puis, au grand désarroi des soldats, une immense silhouette spectrale émergea du fragment de Toranux, et fondit sur Vendra. Par pur réflexe, elle érigea une barrière défensive, sur laquelle le Loki s’écrasa avec fracas. Les déplacements d’air projetèrent les soldats au sol et repoussèrent même les lourds conteneurs. Motivée par la rage et la douleur, Vendra ne céda pas d’un pouce, mais son opposant était redoutable.
Tout à coup, des liens dorés s’enroulèrent autour des membres fantomatiques de la créature, et commencèrent à l’éloigner d’elle. Du coin de l’œil, elle aperçut Neftin, qui s’était emparé du fusil de l’un des soldats. Le Loki résista férocement, mais le géant parvint à maintenir le rayon. Vendra profita de l’occasion pour rassembler son pouvoir, et déchaîna une tempête énergétique sur son ennemi, faisant ricocher des éclairs violets entre les structures métalliques, des gerbes d’étincelles explosant à chaque impact.
Le Loki cessa alors de tirer sur ses liens et se jeta sur Neftin. Déstabilisé, il n’eut pas le temps d’esquiver. Vendra contempla, impuissante, la créature s’infiltrer dans le corps de son frère. Un tourbillon se forma, et le spectre se dissipa, ne laissant que Neftin. Ce dernier leva ses mains devant son visage, et fit craquer ses phalanges.
— Ce n’est pas le Prog que nous voulions, dit-il d’une voix parfaitement neutre, mais il fera l’affaire. Rebonjour, Vendra.
Sur ces mots, le Loki fit volte-face et plaqua ses paumes sur la surface du cristal, qui se mit à luire d’un éclat inquiétant.
— Relâchez-le ! siffla Vendra, qui se mit à léviter, faisant craqueler l’air autour d’elle. Je ne le répèterai pas !
— Ce n’est pas dans nos intentions. Que vas-tu faire, jeune Prog ? Oseras-tu tuer ton frère pour sauver cette planète ?
Un rayon discontinu couleur améthyste émergea du cristal, se propagea jusqu’à un autre et se divisa pour atteindre un troisième, puis un quatrième. Bientôt, tous les fragments du hangar s’étaient mis à luire, reliés à Neftin comme une araignée sur sa toile. Un bruit sourd emplit l’atmosphère, et la tour entière fut secouée par d’intenses vibrations. Un vent surnaturel se glissa entre les conteneurs, projetant à terre les soldats et les Terachnoïdes alertés par les effets du combat.
— Vendra ! s’écria Blaze en rampant jusqu’à un fusil anti-Loki. Quoi qu’il fasse, c’est très mauvais ! Vous devez l’arrêter !
— Je… Je ne peux pas !
— Alors gagnez du temps ! rétorqua l’officier des Forces Défensives. Tous en position ! beugla-t-il à son unité. Tir d’extracteurs dans trois…
Des dizaines de Lokis jaillirent alors des fragments, se jetant sur tous les êtres organiques à proximité. Un à un, les soldats tombèrent sous le contrôle de l’ennemi, incapables de résister face à un tel raz-de-marée.
Harlan, désarmé et sans défense, hurla de terreur en voyant un spectre mauve plonger sur lui. Blaze parvint à saisir ce dernier en plein vol, puis bondit et plongea la baïonnette dans ce qui s’apparentait à une gorge. Alors que le Loki s’éparpillait en fragments calcinés, le robot se tourna vers Vendra, qui s’efforçait de détruire les esprits parasites avant qu’ils ne parviennent jusqu’à elle :
— Il faut partir ! Maintenant !
L’appel piqua Vendra au vif. Elle n’avait pas le temps de penser à un lieu éloigné, mais se souvenait parfaitement de la configuration de la tour. En un instant, elle s’enfouit dans les replis de l’espace-temps, emportant avec elle Blaze et Harlan, tandis que la chose qui s’était emparée de son frère continuait de libérer des centaines de Lokis en plein cœur d’Axiom City.
***
— Tyral, passez en formation « tête de flèche » avec le Conquérant et l’Inquisiteur, et sécurisez la trajectoire du cuirassé.
— Bien compris, Amiral, répondit l’officier Cazar à la barre du Vigilant.
— Trois escadrilles en escorte légère, et une frégate pour protéger les navettes. Exécution !
Les ordres se dispersèrent sur le pont, relayés les uns après les autres au reste de la flotte. Des cohortes de techniciens affluaient pour réparer les systèmes endommagés. Deux brancardiers partirent en direction de l’infirmerie, transportant une vigie blessée par l’explosion de plusieurs écrans à la suite d’une surcharge des boucliers.
Les Lokis étaient en train de créer une brèche dans la formation des croiseurs. Les gigantesques réacteurs du Gardien expulsèrent des centaines de tonnes de gaz surchauffés pour s’approcher de la zone, et les dizaines de tourelles firent pleuvoir la destruction sur les vaisseaux ennemis, qui battirent en retraite. Quelques secondes plus tard, un troisième cuirassé capturé sauta en hyperespace, suivi de quelques frégates et destroyers. L’onde gravitationnelle déstabilisa le champ de bataille un instant, puis les combats reprirent de plus belle.
Ziering s’autorisa un soupir satisfait. Encore un cuirassé, et les forces de l’ennemi seraient réduites de moitié. Malheureusement, sa flotte avait également subi de nombreuses pertes, malgré leur supériorité numérique. Plusieurs vaisseaux capitaux avaient été contraints de fuir, et certains d’entre eux n’en eurent pas le temps. Les pertes matérielles s’élevaient déjà à plus d’un tiers de leurs effectifs, et ce nombre grimpait en flèche en comptant les soldats morts ou blessés.
Cependant, l’œil avisé de l’amiral ne le trompait pas : ils reprenaient lentement l’avantage. À moins que l’ennemi ne reçoive des renforts, ils allaient remporter cette bataille. Il ne lui restait plus qu’à y parvenir avec le moins de pertes possible…
— Le contact a été rétabli ? demanda-t-il en se tournant vers l’officier des communications.
— Négatif, répondit la Markazienne depuis son poste d’écoute. Nous avons revérifié l’intégrité de l’ansible, mais il semblerait que le problème ne vienne pas de nous.
— Réessayez, et prévenez-moi du moindre changement.
Une torpille à fission s’écrasa sur le bouclier, noyant un instant le pont du vaisseau dans le feu nucléaire. Ziering s’accrocha aux poignées pour ne pas perdre l’équilibre, et passa les dégâts en revue d’un geste furieux.
— Comment ce truc nous a touchés ?
— Le Sérénité a été abattu, monsieur ! Les tourelles de défense rapprochée n’ont pas réussi à compenser la perte de puissance.
— Pivotez d’un quart de tour à bâbord, et redirigez nos artilleurs de poupe. Que Dexton rapproche son croiseur et déploie ses frégates en position six-point-trente-deux.
— À vos ordres !
L’Amiral s’essuya le front, prit un instant pour évaluer la prochaine cible, puis bascula sur la fréquence des unités d’abordage.
***
— Un cuirassé ennemi est en train d’amorcer une trajectoire d’attaque vers le Vigilant, crachota la voix de Ziering au milieu des interférences. Nous préparons une frappe groupée pour détruire ses boucliers, que les navettes se tiennent prêtes.
— Déjà ? s’étonna Ratchet en esquivant une salve de micro-missiles. Les précédentes viennent à peine de rentrer !
— C’est une bonne ouverture, expliqua Clank. Regarde, ce vaisseau s’est éloigné de leur formation principale, cela en fait un assaut moins risqué.
— Je vois. Entre les calculs de décélération, je vais nous placer au-dessus du Vigilant.
Tandis que le petit robot s’affairait sur l’ordinateur d’Aphélion, Ratchet se fraya un chemin au travers des épaves et des volées de projectiles. Son armure et son vaisseau étaient encore en bon état, mais ils avaient déjà sacrifié une bonne partie de leurs réserves de cellules énergétiques et de Nanotechs. De plus, Clank jouait un rôle déterminant lors des abordages, et ils ne pouvaient se permettre d’endommager Aphélion. Ziering leur avait alors ordonné de prendre le moins de risques possible, ce qui avait évidemment déplu au Lombax, mais l’argument se tenait.
— La première vague de navettes se tient déjà prête à attaquer, notifia Ratchet. Tu te sens prêt ?
— Oui. Pour le moment, notre stratégie semble porter ses fruits. Cependant… Quelque chose me préoccupe.
— Tu te demandes pourquoi ce cuirassé s’écarte de sa formation ?
— Il n’y a pas que cela. Comme je l’ai dit, notre stratégie fonctionne. Pourtant, les Lokis ne semblent pas chercher une nouvelle approche pour la contrer. Et puis, pourquoi seulement se battre ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Si nous subissons une défaite totale ici, les Forces Défensives auront certes perdu une partie non négligeable de leurs forces, mais nous disposons d’encore beaucoup de soldats et de vaisseaux.
— Alors que les Lokis concentrent tous leurs effectifs dans cette nébuleuse ?
— Précisément. Ils ont beaucoup plus à perdre que nous…
— Peut-être qu’ils ne connaissent pas la notion de retraite. Aucun Loki qu’on a affronté jusqu’ici n’a essayé de s’enfuir.
— Je pense que notre ennemi est plus futé que cela, répondit Clank en secouant lentement la tête. Et puis, ces vaisseaux sont remplis de civils, ils devaient servir de force d’invasion, c’est évident… Non, il doit y avoir une autre raison.
— Et si cette flotte ne servait qu’à nous affaiblir ? Nous avons peut-être plus de vaisseaux, mais il nous faut beaucoup de temps pour en rassembler autant. Ils veulent peut-être juste faire le maximum de dégâts, quitte à perdre la bataille.
— Dans ce cas, pourquoi transporter tous ces civils possédés ? C’est illogique.
Clank se renfrogna sur son siège en se creusant les méninges. Malgré la vitesse d’Aphélion, ils étaient seulement à mi-chemin : le champ de bataille s’était allongé sur des milliers de kilomètres, chacune des flottes tentant d’encercler son adversaire sans trop se disperser. La navigation dans la nébuleuse, déjà compliquée, devenait de plus en plus périlleuse à mesure que de nouveaux nuages de débris étaient projetés dans le vide par les explosions qui illuminaient les nuages sombres.
Soudain, Clank se brancha sur la fréquence du Gardien.
— Amiral Ziering, avez-vous une minute ?
— Pas vraiment, mais je vais essayer. Qu’y a-t-il ?
— Savez-vous si d’autres attaques de Lokis ont eu lieu dans la galaxie ?
Le contact se coupa un instant avant de revenir, ce que Ratchet mit sur le compte d’une interférence causée par un tir.
— Écoutez, Clank, répondit le Markazien d’une voix dure, vous faites du très bon boulot sur ces cuirassés, mais nous n’avons pas le temps de nous préoccuper ce ça en ce moment !
— Sauf votre respect, vous êtes bien en contact avec l’état-major ?
— Oui, et ils connaissent leur job ! Le nôtre est de gagner cette bataille, nous nous occuperons de Polaris ensuite !
— Amiral, peut-être que…
Ziering jura, et sa voix fut brouillée par de nouvelles interférences.
— À moins que vous n’ayez des conseils à me donner pour en finir plus vite, occupez-vous de ce cuirassé et arrêtez d’encombrer cette fréquence !
Le contact fut coupé. Penaud, Clank se recula contre son siège.
— Ça chauffe beaucoup de leur côté, remarqua Ratchet. Clank, tu penses vraiment que les Lokis ont d’autres flottes comme celle-là ?
— J’espère que non. Mais l’amiral a raison : nous ne devons pas nous déconcentrer. Plus vite nous en aurons fini ici, plus vite nous quitterons cette nébuleuse.
Le Lombax acquiesça et se focalisa sur l’image du Vigilant, qui venait de se dévoiler au détour d’un astéroïde éventré par un tir perdu, mais de nouvelles inquiétudes l’assaillirent malgré lui : Et si Iglak était attaquée, alors qu’ils se trouvaient de l’autre côté de la galaxie ? Auraient-ils seulement le temps d’y retourner ?
Tout en s’efforçant de se rassurer — après tout, Iglak était la planète la mieux défendue de Polaris, il vit soudain un contact familier apparaître sur son unité nav. : un autre chasseur le rejoignit, puis le dépassa en partant en cascade. Le symbole de l’escadrille Alpha était à peine lisible sous les éraflures et les impacts parsemant le châssis de l’appareil, et le Lombax constata que plusieurs stabilisateurs avaient été arrachés, mais il avait encore l’air en état de voler.
— Alors, boule de poils, on fait la sieste ? railla Thoz.
— Et toi, tu t’es carrément endormi ! rétorqua Ratchet en accélérant. Tu t’en sors ?
— Dans l’ensemble, je me marre. Je suis tombé sur une bande de durs à cuire du côté de l’Implacable.
— Et ?
— Carbonisés. Mais mon vaisseau tombe en miettes.
— Où en sont les autres ? demanda Clank alors que les deux chasseurs passaient entre les deux moitiés d’une frégate Loki, déchiquetée par un tir ennemi juste après l’évacuation des navettes de civils.
— Ils sont presque tous retournés au Gardien. J’ai cru voir Hisat et Jexica il y a cinq minutes, mais ça chauffait pas mal dans le coin.
— Vu l’état de ton vaisseau, remarqua Ratchet, tu ferais mieux de rentrer aussi.
— Tu veux m’empêcher de m’amuser ? ricana l’Agorien. Tant que ce tas de ferraille est en un seul morceau, je peux encore combattre ! Vous allez où ?
— Au Vigilant. On va lancer un abordage sur ce cuirassé Loki.
— Vu l’engin, je ne serai pas de trop pour l’escorte.
Les vaisseaux se placèrent juste au-dessus de la proue du cuirassé markazien, dont les batteries faisaient déjà feu sur le bâtiment ennemi qui s’approchait. Ratchet jeta un œil aux données calculées par Clank : le cuirassé devrait décélérer afin de se mettre à une distance de tir optimale. À ce moment, l’artillerie pourrait frapper et détruire son bouclier, permettant le passage des premières navettes.
— Attention, prévint-il, ça va secouer dans peu de temps…
Les chasseurs alliés, avertis de l’attaque, s’étaient écartés de la trajectoire. En une fraction de seconde, le vide laissé derrière eux explosa en un geyser énergétique, forçant le Lombax à plisser les yeux. La multitude d’éclairs émergeant des rayons incandescents pour se répercuter sur la moindre particule environnante indiquait la nature de l’attaque : une frappe électro-magnétique, destinée à neutraliser les systèmes électriques sans infliger de dégâts à l’équipage.
D’ordinaire, l’assaut conjugué des armes d’un cuirassé pouvait terrasser un générateur planétaire. D’après les relevés d’Aphélion, deux bâtiments, dont le Gardien, avaient tiré en même temps. Une attaque d’une telle puissance allait désactiver totalement le cuirassé ennemi, forçant l’allumage des générateurs de secours pour assurer le fonctionnement des systèmes de survie.
La lumière s’atténua, et Ratchet fixa l’emplacement de l’impact. Les rayons se dissipèrent dans le vide, emportant un tourbillon de gaz spatiaux. Il lui fallut une seconde pour réaliser ce qu’il s’était passé :
— Ils ont raté ? s’écria-t-il en se tournant vers son ami.
— Le vaisseau ennemi est subitement passé en post-combustion, expliqua Clank. C’est comme s’ils avaient anticipé l’attaque…
Le Lombax releva les yeux, et constata avec horreur que l’énorme bâtiment de guerre se rapprochait du Vigilant, accélérant de plus en plus.
— Collision imminente ! beugla Thoz. On doit dégager de là !
— Vigilant, ordonna Ziering sur toutes les fréquences, décrochez immédiatement !
Ils s’étaient eux aussi rendus compte de la manœuvre ennemie, mais ne pouvaient intervenir depuis leur position. Les réacteurs de manœuvre du cuirassé de Tyral se mirent à tourner à plein régime, mais l’accélération d’une telle masse demandait un temps qu’ils n’avaient plus.
Alors que les artilleurs déversaient désespérément toutes leurs munitions sur l’ennemi et que la proue du Vigilant commençait à s’abaisser, le vaisseau Loki s’écrasa de plein fouet contre ses boucliers, qui volèrent en éclats bleutés sous la force de l’impact. Les deux masses longues d’un kilomètre s’entrechoquèrent, et des milliers de tonnes de métal se soulevèrent, se tordirent, puis se déchirèrent dans un fracas de fin du monde.
— En arrière ! rugit Ratchet en poussant Aphélion à pleine vitesse.
Les deux chasseurs se mirent à fuir le déluge de débris qui s’abattait sur eux. Les conduits d’alimentation et les cellules énergétiques des cuirassés explosèrent les uns après les autres, donnant l’impression d’un océan de métal déchaîné, sans que les vagues ne retombent jamais. Ratchet voulut s’échapper en décollant à la verticale, mais le vaisseau Loki, presque coupé en deux par l’impact, dérapa le long de la coque du Vigilant, formant un gigantesque canyon, se transformant progressivement en tunnel aux issues obstruées par les masses à la dérive.
Le Lombax jura et manœuvra à toute vitesse entre les débris, Thoz sur ses talons. Tout autour d’eux, des vaisseaux plus malchanceux venaient s’ajouter à la tempête de métal. Une explosion plus massive que les autres envoya un pan entier du Vigilant droit vers l’Inquisiteur, l’un des deux croiseurs d’escorte lourde. L’énorme débris heurta ses propulseurs avec une violence telle que la réaction en chaîne parvint jusqu’au générateur hyperspatial.
L’explosion du croiseur ébranla encore plus les cuirassés, et l’onde de plasma surchauffé sectionna ce qui restait du cuirassé Loki. La moitié qui s’était effondrée sur le pont du Vigilant, séparée du reste, accéléra dans son mouvement, et les parois du canyon se resserrèrent.
Ratchet et Thoz visaient désormais sur la seule issue possible : un mince rayon mauve, des centaines de mètres plus loin, là où la structure du cuirassé formait une sorte d’arche au-dessus de la poupe. En ligne droite, ils y seraient arrivés en quelques secondes ; mais la quantité de débris était telle que le Lombax n’apercevait l’issue que par intermittence.
— On va se faire coincer ! grogna l’Agorien dont le vaisseau commençait à montrer de sérieux signes de fatigue. Vous avez une idée, vous deux ?
— J’essaie de nous trouver une trajectoire, répondit Clank d’une voix qui trahissait son angoisse. Quelques tirs bien placés pourraient nous permettre de dégager le champ de débris.
— On n’aura pas le temps pour ça ! objecta Ratchet en pianotant d’une main sur l’ordinateur de navigation. Si cette issue là-bas se referme, c’est fini pour nous ! Thoz, calcule un saut hyperspatial vers ces coordonnées.
— Ça, ça me plaît !
— Ratchet, les chances de réussir un saut supraluminique dans ces conditions…
— N’y pense même pas ! Trouve-nous la trajectoire la plus dégagée pour sortir de ce là !
Le petit robot obtempéra, faisant confiance à l’instinct de son ami. Ratchet, une main crispée sur le manche, redirigea la totalité de l’énergie des armes vers les boucliers. Autour d’eux, le ciel continuait de s’effondrer. Des milliers de cadavres flottaient déjà au milieu des débris, civils et militaires, indiscernables au milieu des flammes, seules sources de lumière dans l’obscurité qui régnait désormais entre les deux morceaux d’épaves.
Clank finit par indiquer la trajectoire la moins risquée, qui restait un champ de débris pratiquement infranchissable. Malgré tout, Ratchet entra les commandes de saut : c’était leur seule chance de s’échapper de cet enfer.
— On y est ! rugit Thoz. On se retrouve de l’autre côté, Lombax !
Le vaisseau de l’Agorien disparut dans un éclair doré, laissant un tourbillon de flammes bleues dans son sillage. Ratchet s’accrocha comme il put aux commandes d’Aphélion et activa le saut, avant de placer sa main devant Clank pour le protéger.
— Croise les doigts, mon pote !
— J’essaie !
L’espace se contracta, et les flammes semblèrent converger vers leur point de sortie, réduit à une tête d’épingle sur une tapisserie incandescente. Puis, tout se relâcha, et un kaléidoscope lumineux enveloppa Aphélion, tandis que ses deux passagers étaient plaqués contre leur siège. Le temps s’étira, diluant la fraction de seconde que dura leur bond en hyperespace.
Le vaisseau émergea du gigantesque piège de métal à une vitesse impossible, la brusque décélération mettant à mal les amortisseurs inertiels. Le bouclier céda instantanément sous la surcharge énergétique, et une nuée de minuscules projectiles percuta la coque blindée d’Aphélion, comme s’ils avaient été entrainés en propulsion supraluminique. La verrière se fissura et vola en éclats, exposant les passagers au vide spatial, tandis que le casque de Ratchet se fermait automatiquement pour lui procurer de l’air.
Un débris plus gros que les autres arracha l’aile droite du vaisseau, et les fit partir en vrille avant même qu’ils ne réalisent qu’ils étaient sortis de l’hyperespace.
— Qu’est-ce qui se passe ? hurla Ratchet en tirant sur le manche pour stopper le mouvement incontrôlable de l’appareil.
— Bouclier hors-service ! répondit Aphélion. Avaries majeures au stabilisateurs droits. Le réacteur est en surchauffe.
— C’est tout ?
— Non. Notre trajectoire nous mène droit vers un large astéroïde.
— Encore mieux !
— Toute la puissance aux propulseurs de manœuvre ! s’exclama Clank. Ratchet, tu dois nous stabiliser !
— Je suis au courant ! répliqua le Lombax en s’escrimant sur le manche comme un forcené. Tu n’as pas une bombe temporelle ?
— À cette vitesse, tu n’auras que quelques secondes.
— C’est bon à prendre, vas-y !
Clank écrasa une sphère bleutée sur le tableau de bord, et une bulle d’ambre temporelle les enveloppa. Le robot avait raison : à leur allure, ils sortiraient de la zone ralentie en un rien de temps. Ratchet se souvint de leur chute dans la tempête, sur Magnus : il devait visualiser chaque mouvement entraînant le vaisseau et appliquer une poussée inverse. Saisissant le manche d’une main et la manette des gaz de l’autre, il exécuta des manœuvres qui lui auraient couté de précieuses secondes en temps réel.
Ils émergèrent de la bulle avant même qu’elle ne s’effondre, toujours en tourbillonnant, mais le Lombax avait partiellement repris le contrôle de sa trajectoire.
— On tourne toujours trop vite ! s’exclama Clank.
— J’y travaille !
Ratchet saisit le manche à deux mains et poussa de toutes ses forces pour ralentir la vrille. Les propulseurs d’Aphélion gémirent, alors que l’astéroïde emplissait désormais tout leur champ de vision. Les amortisseurs ne suffisaient plus à compenser l’accélération, et la vue du Lombax se troubla. Refusant de perdre connaissance, il se mordit la joue et raffermit sa prise sur la direction. Le goût du sang emplit sa bouche et sa tête se mit à tourner, mais l’adrénaline le maintenait éveillé. Progressivement, l’espace tourna de moins en moins vite.
— Réacteur principal de nouveau opérationnel ! annonça Aphélion alors qu’ils n’étaient plus qu’à une centaine de mètres de l’énorme obstacle.
— Vas-y ! hurla Ratchet à son ami, qui écrasa du poing la commande de mise à feu.
Le Lombax se jeta au fond de son siège, tirant le manche vers lui pour redresser le nez de l’appareil. Il corrigea leur trajectoire, et l’astéroïde passa en-dessous d’eux, mais leur inertie était trop élevée, et le ventre d’Aphélion racla contre la roche, projetant un nuage de poussière dans leur sillage. Au lieu de ralentir, Ratchet augmenta encore l’allure du vaisseau et activa les répulseurs antigrav. La poussée supplémentaire leur permit de s’éloigner en rase-mottes de l’astéroïde, qu’ils finirent par dépasser.
De retour dans le vide à une vitesse normale, le Lombax s’autorisa enfin à lâcher les commandes, haletant. Leur dernière manœuvre les avait placés face au deux cuirassés, réduits à l’état de champs d’acier et de flammes. La verrière d’Aphélion avait éclaté, et les deux passagers étaient exposés à l’espace, plus proches que jamais de la désolation qui s’étendait devant eux. Un tel carnage aurait dû toucher Ratchet, mais l’adrénaline qui courait encore dans ses veines l’empêchait de se rendre compte de l’ampleur du désastre.
— On l’a fait ! exulta-t-il, à bout de souffle. Thoz, tu as vu ça ?
Le grésillement de la radio fut sa seule réponse. Interloqué, le Lombax donna un petit coup dans le tableau de bord, comme pour éliminer les interférences.
— Thoz, tu me reçois ?
Toujours rien.
— Ratchet… commença Clank.
— Non. L’antenne a dû griller. Aphélion, cherche sa signature radar.
Incapable de réfréner sa respiration qui s’emballait de nouveau, Ratchet porta la main à son oreillette. Peut-être le communicateur à courte portée suffirait-il…
— Thoz, c’est plus drôle ! Répond, maintenant !
— Ratchet…
— Quoi encore ? vociféra le Lombax, qui sentait une sensation glacée l’envahir.
— Nous en sommes sortis de justesse. Thoz… son vaisseau n’était pas en aussi bon état.
— C’est n’importe-quoi. Avec ses talents de pilote, il pourrait le faire avec n’importe-quel vaisseau.
— Ratchet, intervint Aphélion, je ne détecte plus sa signature.
— Tes senseurs ont dû être endommagés.
— Négatif, ils sont parfaitement fonctionnels. Je suis désolée.
Une boule se forma dans son estomac, alors qu’il levait les yeux vers le champ de débris infranchissable dans lequel son ami avait disparu. Sa gorge se serra, et il eut l’impression d’étouffer dans son casque. Cet Agorien avait survécu à bien pire. C’était impossible !
— On va le chercher, affirma-t-il en saisissant les commandes.
— Ratchet…
— Il a forcément réussi à s’éjecter ! Si on n’y va pas maintenant, il n’aura aucune chance de s’en sortir !
— On ne peut pas survivre à un impact en hyperespace. Personne ne le peut.
Ignorant les paroles du petit robot, Ratchet mit les gaz en direction de l’épave. Peu importe le temps que cela lui prendrait, il retrouverait Thoz, coûte que coûte.
— Attention, les avertit Aphélion. La température du réacteur du Vigilant s’approche du seuil critique. Il est déconseillé de s’approcher davantage.
— Ratchet, s’exclama Clank en lui saisissant doucement le bras, il est trop tard pour lui. Je suis désolé, mais nous devons nous éloigner au plus vite.
Si le Lombax avait répondu, il aurait sûrement hurlé. Enragé par autant d’impuissance, il brûlait d’abandonner Clank et son vaisseau et de se jeter dans le vide pour partir à la recherche de son ami. Il ferma un instant les yeux pour se détacher de l’horreur des milliers de cadavres qui flottaient parmi les débris, et obtempéra, un froid mordant lui brûlant les entrailles.
Quelques instants plus tard, une explosion titanesque secoua l’espace. Ratchet, la gorge nouée, n’eut pas le courage de regarder en arrière. Un liquide salé imbiba la fourrure de son visage, mais son casque l’empêchait de l’essuyer.
Lorsqu’ils sortirent enfin de l’enchevêtrement de gaz, de roche et de métal et constatèrent ce qu’il était advenu de la bataille, aucun des deux ne put prononcer un mot.
Ce cuirassé Loki n’était pas le seul à avoir exécuté une manœuvre kamikaze. Deux autres l’avaient imité, ainsi que de nombreux croiseurs et destroyers. Les vaisseaux restants s’étaient regroupés et livraient un combat sans merci, abandonnant l’idée des abordages et des sauvetages de civils. Les survivants étaient motivés par pur esprit de vengeance.
Alors que Ratchet, impatient d’en découdre mais conscient de l’état de son vaisseau, amorçait une trajectoire de retour vers le Gardien, un mouvement sur le radar attira leur attention : un cuirassé Loki se détachait à nouveau de la formation, épaulé par le reste de la flotte parasite. Ses propulseurs à pleine puissance, sa destination ne faisait aucun doute :
— Il se dirige vers le Gardien ! s’écria Ratchet.
Au même moment, le cuirassé passa en hyperespace, fonçant à la vitesse de la lumière sur le vaisseau amiral. Clank tendit la main vers le vide, et une lumière aveuglante emplit la nébuleuse.
Wow... ce chapitre est intense